Rencontre avec Florence Hainaut et Myriam Leroy, réalisatrices du documentaire #SalePute, actuellement visible sur Proximus Pickx, qui revient sur la culture du cyber-harcèlement misogyne, sur son caractère systémique, et l’incompréhensible tolérance dont il fait l’objet (on vous parle du film ici).
Cela fait longtemps que vous abordez ces problématiques que ce soit en ligne, dans la presse, ou dans votre roman Les Yeux Rouges Myriam, à quel moment et comment avez-vous décidé d’en faire un documentaire?
Florence Hainaut
Il y a déjà quelques années, nous nous sommes toutes les deux tournées vers la justice pour affronter les harcèlements auxquelles nous faisions face, ce qui s’est avéré particulièrement éprouvant, et en en discutant, on se disait qu’il fallait qu’on en fasse quelque chose pour transformer l’expérience. Un pièce de théâtre, un happening, un tatouage?! Et puis on s’est dit que ce serait bien qu’un journaliste ou un cinéaste s’intéresse à notre sujet.
Et la première chose que nous avons faite… c’est contacter un réalisateur, qui nous a dit: « Mais vous êtes journalistes, pourquoi vous ne le faites pas vous-mêmes? »
Nous, on se pensait inaudibles, à force de ne pas être entendues. On s’est dit qu’un homme, on l’écouterait… On n’avait même pas pensé à le faire nous-mêmes!
Myriam Leroy
C’est le principe du gaslighting, à force d’être constamment remises en cause ou en question, on finit par douter de notre propre ressenti. A avoir le besoin de confier la question à quelqu’un d’autre qui nous prouverait, on croise les doigts, que ce qu’on a vécu s’est bien produit. C’est un projet qui remonte à loin en fait, avant l’écriture de mon livre.
C’est vraiment dingue qu’on ait pu pensé au début qu’on ne pouvait pas raconter notre histoire nous-mêmes.
Florence Hainaut
C’est vrai qu’il aurait dû sortir plus tôt, on a été très frustrées par les confinements, on pensait avoir loupé une fenêtre de tir, et en fait je crois qu’on arrive au bon moment, car on ne parle plus tout à fait une langue inconnue, les gens ont commencé à entendre parler du sujet, et sont plus ouverts. Mais c’est vraiment dingue qu’on ait pu pensé au début qu’on ne pouvait pas raconter notre histoire nous-mêmes. On a d’ailleurs tenu à ce que presque tous les chefs de poste soient des femmes sur le film.
Vous êtes dans une position particulière, puisque vous avez été (et êtes encore) victimes de harcèlement, et vous réalisez un film sur le sujet. On va surement vous reprocher de ne pas être crédibles, parce que (alors même?) que vous êtes en première ligne…
Florence Hainaut
Ce qui est fou, c’est qu’aujourd’hui, on ne comprenne pas qu’en journalisme, les gens concernés par leur sujet sont souvent les mieux placés pour s’en emparer. Enfin, ça dépend du sujet. On remarquera que dans le journalisme économique par exemple, personne ne demandera au journaliste s’il ou elle a des actions, ou a acheté des bitcoins. S’il ou elle ne connaîtrait pas trop bien son sujet.
Mais dès qu’on parle de domination, que le sujet est militant, on s’interroge sur celle ou celui qui parle, quelle est sa place, son positionnement, son engagement?
Or, avoir expérimenté un sujet est un lieu de savoir extraordinaire. Et je pense aussi qu’avoir été harcelées nous a permis de rencontrer autrement nos intervenantes, a amené une confiance et une intimité qui enrichissent la parole.
Myriam Leroy
On assume complètement notre statut dans le film évidemment, on se situe dès le début. On en revient à ce qu’écrit Alice Coffin dans Le Génie Lesbien, que la neutralité en journalisme est un mythe, elle appartient aux hommes blancs hétérosexuels.
Comment justement avez-vous pensé votre place dans le film?
Myriam Leroy
Il a fait l’objet de tractations tout au long du montage. On était très présentes dans un premier temps, puis absentes, puis on est revenues un peu dans le cadre. C’est difficile d’expliquer ce qui nous semblait le plus juste, mais on voulait que notre présence soit sensible et assumée, sans être omniprésente.
Florence Hainaut
A l’origine nous avions prévu de témoigner nous aussi dans le film. Puis au fur et à mesure, on s’est dit que ce n’était peut-être pas nécessaire, et qu’il était difficile de réaliser et témoigner. Mais par respect pour nos témoins, on ne voulait pas s’effacer du récit, il fallait donc trouver la juste présence.
Le film expose le harcèlement comme un système sexiste qui cible les femmes, tout en personnalisant les témoignages, ce qui crée l’identification.
Myriam Leroy
Il fallait montrer la redondance et le schéma à l’oeuvre derrière ce système, sans le faire justement de façon redondante ou schématique. Montrer que toutes les histoires racontent sensiblement la même chose, ou qu’en tous cas ce sont les mêmes mots, les mêmes hommes qui attaquent les femmes. Mais que tout cela est ressenti et vécu sur le plan personnel de façon très intime.
Il faut dire aussi que le film parle des attaques verbales, insultes et menaces sur internet. Mais ce n’est qu’une petite partie des cyber-violences faites aux femmes. C’est beaucoup plus large en fait.
Il fallait montrer la redondance et le schéma à l’oeuvre derrière ce système.
Florence Hainaut
On s’est demandé s’il fallait intégrer d’autres pratiques, comme partager des photos intimes, hacker les comptes des femmes sur les réseaux sociaux, modifier leur page Wikipedia, mettre des commentaires négatifs sur leur travail, faire des raids de signalement…
Myriam Leroy
Tout ne passe pas par le langage, mais nous nous sommes appuyées là-dessus car c’était objectifiable. Il fallait pouvoir incarner les cyber-violences à l’écran, et il y a des choses qui nous semblaient indicibles.
Florence Hainaut
D’autant que nous souhaitions nous adresser à un public large, pas seulement à des activistes féministes déjà convaincues. Il fallait que la forme soit accessible au plus grand nombre. Dans l’absolu, nous avions la matière pour 6 films, pour aller beaucoup plus loin. Mais il fallait rester universel et compréhensible.
Le film parle aussi de ce que tout le monde voit mais ne regarde pas, entend mais n’écoute pas. C’est une violence perpétrée au grand jour, et dans l’indifférence
Myriam Leroy
Exactement. D’ailleurs, les premières réactions masculines que l’on reçoit, très positives d’ailleurs, viennent de mecs qui ont l’air hyper surpris: « Wow, je ne me rendais pas compte que c’était si intense, si fréquent, que c’était aussi douloureux… »
Alors même que l’on a vraiment baissé le curseur de la violence, il y a beaucoup de choses que l’on n’a pas montrées.
On a vraiment baissé le curseur de la violence, il y a beaucoup de choses que l’on n’a pas montrées.
Donc on se dit que c’est chouette qu’il y ait une prise de conscience, certes, mais c’est fou que cette prise de conscience ne soit pas actée depuis longtemps. C’est l’affaire quotidienne des femmes, d’être haïes, d’être insultées. Comment ça se fait qu’on en soit encore surpris?
Florence Hainaut
D’autant que ce n’est pas comme si nous n’avions rien dit jusqu’ici, cela fait des années que je partage, que je témoigne.
Même les chiffres qui illustrent le documentaire existent depuis des années. En fait toutes les données sont là, à portée de main. Des études ont été faites, il y a des résolutions du parlement européen. Comment interpréter ça autrement qu’en concluant que tout le monde s’en fout?
Justement, comment avez-vous abordé ces chiffres, mis en balance la partie scientifique, documentée de la question, et les témoignages?
Florence Hainaut
On a voulu citer les chiffres avec leur source, pour asséner leur poids. Les inscrire noir sur blanc, c’est faire qu’on ne puisse plus les ignorer. Ce n’est pas un « discours de féministes », c’est l’ONU, c’est Amnesty International. Ce n’est pas un film sur 10 femmes qui ont vécu une expérience terrible, 10 faits divers. C’est un film sur ce que vivent les femmes, et les chiffres viennent universaliser l’expérience.
Myriam Leroy
En même temps, il ne fallait pas que cela prenne le pas sur les témoignages. Nos intervenantes ont aussi un statut d’expertes, en soi, nous n’avions pas besoin des chiffres pour valider le propos. Mais on voulait mettre toutes les chances du côté du propos justement. Les chiffres, c’est pour enfoncer le clou.
C’est aussi un moyen d’élargir le public, de parler à des publics convaincus, comme des publics qui s’interrogent?
Myriam Leroy
Evidemment, on ne cherchait pas à convaincre les masculinistes, ça n’aurait aucun intérêt. L’objectif, c’est d’aller interpeller les gens qui sont à la marge, qui ne savent pas trop, qui s’intéressent vaguement mais sans avoir fait la démarche par eux-mêmes de se renseigner. C’est là que les chiffres peuvent avoir un poids.
L’objectif, c’est d’aller interpeller les gens qui sont à la marge, qui ne savent pas trop.
Florence Hainaut
Je dois dire que j’étais été assez surprise de constater sous des publications parlant du film sur les réseaux sociaux des likes de soutien de personnes qui m’ont par le passé copieusement insultée sur ces mêmes réseaux. Et je ne pense pas que ce soit du second degré, je crois qu’ils ne voient pas le lien entre leur comportement et le phénomène qu’on dénonce!
Quand on écrivait le film, on nous demandait à qui nous souhaitions nous adresser, si on voulait parler aux harceleurs. Mais ça n’a jamais été l’objectif. Nous voulions proposer aux femmes harcelées une grille d’analyse, les aider à comprendre qu’elles ne sont pas seules, que c’est un système. C’est un problème dont on parle beaucoup, mais souvent très mal.
On voulait aussi parler aux gens qui observent. Le changement viendra quand la société dira: « ceci n’est plus acceptable ». Le plus complexe dans la problématique finalement, ce n’est pas tant la démarche des harceleurs, assez basique car résolument sexiste, mais plutôt le silence complice des observateurs.
Le changement viendra quand la société dira: « ceci n’est plus acceptable »
Myriam Leroy
Oui, c’est pour cela que l’on commence par aborder la violence sexiste verbale sur internet, pour vite se tourner vers l’indifférence de l’entourage, celle de la police, de la justice, celle des médias, et surtout, les conséquences de l’indifférence. En fait c’est un film sur l’indifférence au sexisme et ses conséquences. Où ça mène d’en n’avoir rien à faire de la haine des femmes?
Florence Hainaut
On ne voit plus la misogynie en fait, comme ce député français qui traite une collègue de poissonnière, et se défend en disant qu’il aurait dit la même chose d’un homme. Mais c’est quand, la dernière fois qu’il a traité un homme de poissonnier? J’ai souvent travaillé dans des équipes d’hommes, et j’étais la seule à me faire insulter.
Comment avez-vous choisi vos intervenantes?
Myriam Leroy
Pour montrer les motifs réguliers, les faire émerger, il fallait des intervenantes aux profils très différents, d’âge différents, d’origines différentes. La haine des femmes est assez équitablement distribuée. Cela reste un terrain d’entente qui traverse tous les courants politiques.
Comment avez-vous pensé la mise en scène des témoignages?
Myriam Leroy
On y a pensé en collaboration avec notre chef opératrice, Valentine Penders. D’abord, ça peut avoir l’air frivole, mais toutes les femmes que l’on montre dans le film prennent des risques en parlant, et on voulait les présenter à leur avantage, dans une belle lumière, même si on voulait qu’il y ait un léger effet interrogatoire, elle sont quand même à découvert, dans la ligne de mire. Le tout dans des ambiances plutôt nocturnes, pour suggérer que cette violence s’insinue jusque dans l’intimité de ces femmes dans les endroits et les moments les plus feutrés.
Notre harcèlement rapporte de l’argent.
Revenons pour terminer sur le courage que cela nécessite de prendre la parole sur ce sujet, quand c’est justement leur parole qui ont fait de ces femmes des cibles.
Myriam Leroy
Notre souci était de les faire apparaître dans leur vérité, qu’on voit à quel point elles ont vécu un enfer, sans donner trop de prises aux harceleurs pour autant. En fait, on sait que ce film, que ce soit pour nous ou pour elles, va avoir des conséquences. Cela va engendrer de la violence.
L’enjeu était de dire ce qu’on a à dire, que ces violences détruisent des vies, mais aussi la démocratie, sans passer pour des pleureuses, des « ouin-ouin », même si sincèrement, on en aurait tous les droits. On sait que les harceleurs, quand ils repèrent une faille dans laquelle s’insinuer, se jettent dedans. On a essayé de protéger un maximum leur intimité, mais cela reste, pour elles, et pour nous, risqué et courageux. Et si on ne le fait pas, personne ne le fera.
Florence Hainaut
Et ce qu’il faut bien comprendre c’est que le business des plateformes se fait sur nos blessures. On est de la chair à canon. Notre harcèlement rapporte de l’argent.