Alors que le Mois du Doc débute le 1er novembre prochain, focus sur la marraine de cette 2e édition, la cinéastes Eve Duchemin, qui livre sa vision du cinéma documentaire. Elle évoque ces « objets de cinéma, libres dans leur forme », qui font écho aux nombreux et audacieux documentaires belges que l’on a pu voir éclore sur nos écrans ces derniers mois…
« J’ai longtemps cru que le documentaire était un art poussiéreux. Des films à thèses trop intellectuels pour que j’y trouve ma place.
Mais en arrivant à l’Insas, au début des années 2000, j’ai eu la chance de voir des films qui m’ont définitivement bouleversée. Des objets de cinéma, libres dans leur forme, qui retraçaient tour à tour le déclin de l’industrie wallonne.
Je pense à Misère au Borinage d’Henri Storck, Déjà s’en va la fleur maigre de Paul Meyer, Chômeur, pas chien de Dartevelle, La Raison du plus fort de Patric Jean. Et bien d’autres encore. Parcourant le siècle passé, ces films travaillaient, non pas à retracer des faits historiques et des idéologies, mais à donner la parole aux gens. À tous ceux qui vivaient de plein fouet cette tragédie industrielle. Et c’est à travers leurs mots, leurs corps, et leur lutte désespérée pour s’en sortir, que nous faisions expérience avec eux. Ces gens que je n’avais jamais vu, et en qui je pouvais soudainement m’identifier. Ces gens qui avaient tant de choses à nous apprendre. Non pas un savoir théorique ou académique, mais quelque chose dans leur savoir-faire ou dans leur savoir-dire, voire dans leur savoir-vivre, qui était unique et partageable pour tous.
Dès lors je compris que le documentaire pouvait aussi être un art populaire, et un art militant, celui de renouer avec les hommes. Un cinéma qui nous regarde, où chacun d’entre nous pourrait s’y faire une place, et se sentir concerné.
Quelques années plus tard, une caméra en main, et ces films toujours dans ma tête, comme posés sur une table de chevet, je suis partie à la rencontre de gens que j’ai aimé filmer, et qui n’ont eu de cesse de m’ébranler dans ma manière de voir. Comme si faire des films, c’était comprendre pas à pas le monde dans lequel je vivais. Une manière de se situer.
Et parcourir les marges fait désormais partie de ma propre histoire. De mon cinéma.
Montrer ce qui sans toi ne serait pas vu, disait Bresson, dans ses Notes pour le Cinématographe. Mais je n’étais pas seule dans ma quête. M’inscrivant dans un sillon du cinéma direct, j’avais l’impression de faire famille. Car il s’agissait de loin en loin d’une même démarche. Rendre visible ceux qu’on voit peut. Remettre les humains au centre de nos images. Et tâcher, en respectant la parole de ceux qu’on filme, d’élargir la vision, de remettre de la singularité et de la complexité humaine. Comme une manière de lutter contre une société qui se voudrait de plus en plus normée. Où chacun d’entre nous semble rangé dans une case définie à l’avance.
Il n’est pas si étonnant d’apprendre que, soucieux de réfléchir par eux-mêmes et de se forger leurs propres opinions, les spectateurs n’ont fait que remplir davantage les salles, et augmenter les audiences des chaines qui proposent du documentaire. Car, dans cette drôle d’époque des fake news, où tout va trop vite, et où, l’actualité malmenée est souvent utilisée à des fins politiques, combien sommes-nous devenus sensibles aux manipulations et aux faux discours !
Nous avons un grand besoin de décrypter le réel, et d’entendre des paroles vraies. Et jamais autant les films documentaires n’auront servi à ce point d’éducation à l’image.
D’ailleurs, notre époque regorge d’exemples de ce besoin indicible d’entendre les gens s’exprimer réellement. Que dire des gilets jaunes, qui se filment eux-mêmes, pour contrer les images des médias qui les ridiculisent ? Que voyons-nous ? Peut-être pas du cinéma, mais peut-être déjà, un acte documentaire. Des hommes qui se réapproprient le pouvoir des images, et qui se mettent à parler, pour certains peut être pour la première fois.
Quel plaisir, à l’heure où tout le monde poste sur Instagram des photos idylliques mais qui n’existent pas, de voir des images, certes mal cadrées, parfois trop brutes ou discutables, mais pétries d’une réalité palpable. Et que l’on partage ou non leurs revendications, on ne peut rester insensibles à leurs prises de parole qui émergent, tel un surgissement ou une libération.
Au regard de cette histoire, on peut comprendre combien le documentaire, ce cinéma de la parole, est devenu une nécessité.
J’en profite à ce titre, car j’ai l’honneur cette année d’être la marraine du mois du doc, pour saluer la Fédération Wallonie-Bruxelles qui continue de produire des films documentaires envers et contre tout. Des films qui ne seront jamais rentables financièrement, mais qui nous élèvent et nous font grandir humainement.
Je suis fière aujourd’hui de faire partie de cette grande famille du documentaire, qui, sans dire son nom, réunit des gens autour de films qui relancent le débat.
Où chacun d’entre nous, sans s’en rendre compte, se remet à penser la société dans laquelle il vit et dans laquelle il voudrait vivre.
Jamais je n’aurai pu croire, lorsque j’étais encore étudiante, que ce cinéma que je pensais réactionnaire et poussiéreux, était finalement une longue quête vers plus de partage et de démocratie. Un cinéma de la liberté.
Eve Duchemin, la biographie
C’est en apprenant le métier de l’image à l’INSAS (Belgique) dans les années 2000, que Ève Duchemin trouve, caméra au poing, son langage cinématographique. Très vite elle réalise des portraits documentaires dont elle signe l’image.
Elle arpente la Wallonie et filme les vieux mineurs du Borinage, la passion colombophile et la disparition des usines (Ghislain et Liliane, couple avec pigeons, 2005, Mémoire d’Envol, 2007 pour la RTBF et Le Zoo, L’Usine et la Prison, 2006, fiction-documentaire avec Roberto d’Orazio).
Elle esquisse ensuite le portrait d’une jeunesse toujours plus précarisée dans Avant que les murs tombent (2009, VPRO), et L’Age Adulte (2012, Arte), primé à Brive en Moyen Métrage, à Nyon, Poitiers et Clermont Ferrand notamment.
En 2009, elle tourne un court métrage de fiction en 16mm, Sac de Noeuds, sur une histoire de vol de sac à main campé par de jeunes marolliens amateurs. Ce film, salué et primé dans les festivals (prix Beaumarchais, prix Le Court qui en dit Long, sélectionné aux premiers plans d’Angers etc..) l’encourage à poursuivre la fiction.
Mais c’est en préparant son dernier documentaire, (En Bataille, portrait d’une Directrice de prison, 2016, pour Arte et la RTBF, et primé Magritte du meilleur documentaire 2017), que Ève Duchemin, découvre, auprès des détenus avec qui elle travaille en atelier, le sujet de son premier long métrage de fiction qu’elle prépare actuellement pour le cinéma : Temps Mort.
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