A l’occasion de la diffusion de la saison 2 d’Ennemi Public, nous avons rencontré trois de ses auteurs, Matthieu Frances, Gilles de Voghel et Christopher Yates, qui reviennent longuement pour nous sur les origines du projet, son évolution, et ce que le développement du format série en Belgique francophone a changé pour la profession…
Quel est l’ADN d’Ennemi Public?
Matthieu Frances – C’est une série qui pose de grandes questions de société en Belgique, des questions qui ont grandi avec nous depuis qu’on est ados, et qui ont ressurgi il y a 5 ans. La réinsertion des grands criminels, la liberté conditionnelle, les peines de prison, le pardon. C’est surtout une série de drame familial, c’est l’essence même de la série. C’est une série policière, où l’enquête est une excuse pour parler du drame familial.
Gilles de Voghel – Ce qui est intéressant, c’est qu’une série, c’est comme un film choral, on peut avoir plusieurs points de vue sur une même thématique. C’est ce qu’on a voulu faire ici à propos de la réinsertion de ce grand criminel, l’ennemi public numéro 1. Chacun a sa propre vision de ce qu’il faudrait en faire.
Le format policier, c’était une évidence?
Christopher Yates – Le genre policier permet de traiter de thématiques forte sous forme de divertissement. Le côté fun de la résolution de l’énigme nous permettait de traiter un sujet fort, celui de la réinsertion, et de la façon dont on traite nos monstres.
Matthieu Frances – Ca permet aussi de structurer l’écriture de façon très claire. Et comme on a pas mal théorisé notre canevas, cela nous permet d’écrire rapidement. Le spectateur lui est accroché par un format qu’il connait.
Gilles de Voghel – Et puis on voulait aussi que le lundi matin, les gens parlent de la série à la machine à café! De l’intrigue, mais aussi de leur point de vue sur les thématiques développées.
La série pose de grandes questions de société en Belgique, des questions qui ont grandi avec nous depuis qu’on est ados. Le genre policier permet de traiter de thématiques forte sous forme de divertissement.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans les retours du public?
Matthieu Frances – Les gens ont joué le jeu du « Qui est-ce?/ Whodunnit? » ce qui était une vraie satisfaction pour nous. Ils ne s’attendaient pas non plus à être aussi proche du personnage de Béranger, voire à le trouver touchant. Ils éprouvaient une sorte de dégoût à le trouver touchant. C’est quelque chose que l’on espérait.
Christopher Yates – On a aussi découvert que le spectateur a accepté ce sujet un peu brûlant, ils ont trouvé de l’intérêt à se remémorer ce qu’était la Belgique des années 90 et de l’affaire Dutroux via le prisme du divertissement.
Quel était le plus grand enjeu de cette saison 2?
Matthieu Frances – Que le spectateur retrouve tous les marqueurs de la saison 1, tout en lui proposant quelque chose de nouveau. C’est vraiment le plus grand dilemme. Créer une nouvelle énergie, sans refaire deux fois la même histoire. Deux crimes dans le village de Vielsart, ce n’aurait pas été crédible, les spectateurs ne nous l’auraient pas pardonné. Il fallait sortir l’histoire du village, tout en gardant le village au coeur du récit.
Que le spectateur retrouve tous les marqueurs de la saison 1, tout en lui proposant quelque chose de nouveau.
Christopher Yates – En termes d’écriture, en saison 1, on était dans le mystère autour de l’identité d’un meurtrier. Un whodunnit. On a décidé en saison 2 qu’on ne voulait plus faire ça. On voulait travailler sur un autre mystère: pourquoi le criminel tue-t-il, et accessoirement, où se trouve-t-il? C’est un grand enjeu, parce que le murder mystery de type whodunnit est générateur d’audience immédiate. C’est le type de fiction qui marche le mieux. Du coup, on a fait un pari risqué avec un type de fiction un peu plus moderne, ce qu’on appelle du « crime », où l’on voit le meurtrier et ce qu’il fait.
Matthieu Frances – Avec Philippe Therrasse, le chef opérateur, on a fait notre auto-critique. On avait toujours été attentifs aux lumières, aux découpages, mais ce qui nous est revenu comme un boomerang, c’est que la série était peut-être un peu trop lisse par rapport à nos intentions de départ. On s’est dit qu’on allait mettre de la boue, rendre notre image plus sale, la contraster beaucoup plus. On a été chercher des vieilles optiques des années 70 pour casser le côté trop digital. A tous les échelons, on a essayé de ramener du réalisme, notamment en travaillant caméra à l’épaule. Pour la secte par exemple, c’est difficile d’échapper au ridicule, parce que c’est déjà ridicule en soi. On a donc voulu filmer de façon un peu plus documentaire pour la rendre plus plausible.
Gilles de Voghel – En saison 1, on n’a pas pu jouer sur la rencontre entre Béranger et les habitants du village. On voulait cette fois-ci les confronter au vrai sujet, c’est-à-dire qu’est-ce que vous feriez VOUS si un Béranger se promenait dans les rues de votre village?
Christopher Yates – Béranger devient de plus en plus un être humain. C’est un personnage de fiction, avec une destinée écrite par des auteurs, mais en saison 2, il se libère en quelque sorte des mains des auteurs, pour commencer à exister par lui-même. Il développe notamment une certaine forme d’humour, qui génère d’ailleurs une vraie gène pour le spectateur. Un personnage drôle génère de l’empathie, ce qui est un paradoxe pour un assassin comme Béranger. Il y a une nouvelle complexité dans son personnage. En sortant de l’Abbaye, il part à la rencontre des habitants du village, ce qui augmente à la fois l’empathie, et la peur qu’il suscite. C’est sur cette ambiguïté que nous jouons.
Le personnage de Chloé est quant à lui rattrapé par son passé. Quel est son itinéraire?
Matthieu Frances – Il est intimement lié à celui de Jessica, sa soeur. Chloé, sa vie s’est arrêtée à l’âge de 12 ans quand sa soeur a disparu, ses parents ne se sont jamais reconstruits suite à ce drame, elle a été élevée par son père militaire qui lui a appris à cacher ses émotions. On a terminé la saison 1 en suggérant que la soeur de Chloé était en vie, dans une communauté religieuse complètement sectaire. On savait qu’on ne voulait pas décevoir le spectateur, et lui donner ça dès le début de la saison 2. Du coup on démarre avec la soeur, un nouveau personnage. Le moteur de la série, c’est que les deux soeurs se retrouvent.
Quel est le plus grand enjeu quand on fait une série aujourd’hui en Belgique francophone?
Matthieu Frances – C’est l’expérience. Toute la profession a un retard d’expérience, notamment par rapport aux Flamands qui ont 20 ans d’avance. Ça se voit quand regarde De Dag qui vient de sortir par exemple. Moi je le dis avec beaucoup d’enthousiasme et d’excitation, parce que ça nous donne envie d’arriver à ça. Ils nous poussent à les rejoindre. Mais on a un manque de technicité et de savoir-faire. En Flandre, il y a 5 chaînes de télé, donc de la concurrence, et de l’émulation. Du coup, l’offre est plus grande pour les auteurs, et il y a plus de genres à la télévision flamande.
Il faut aussi étudier d’un peu plus près ce qui fait la spécificité des séries scandinaves et anglo-saxonnes qu’on adore. C’est le temps. C’est le temps qu’on accorde aux choses. Notre génération, qui a grandi avec les séries HBO, veut le prêt-à-porter, pas l’industrialisation.
Parallèlement, cet appel à projet du Fonds série a créé un appel d’air, quelles sont les plus grandes opportunités aujourd’hui?
Christopher Yates – J’ai l’impression qu’avant, il y avait un métier qui n’existait pas ou presque en Belgique, celui de scénariste. Avec les séries, on peut sortir de ce paradigme de l’auteur-réalisateur, qui est majoritaire en Belgique. Ce n’est pas mauvais en soi, mais les mauvais films pêchent souvent par un mauvais scénario, sur base de cette croyance qu’on pourra rattraper les choses au tournage. Or, un mauvais scénario n’a jamais donné un bon film – même si un bon scénario ne donne pas forcément un bon film! Je pense que la série télé, qui est le domaine du scénariste, peut permettre de changer les mentalités à ce niveau. Redonner foi dans ce métier qui est un artisanat spécifique.
Matthieu Frances – C’est très pragmatique en fait: il y a aujourd’hui des scénaristes payés pour écrire!
Gilles de Voghel – La série nous a permis de nous professionnaliser dans le domaine du scénario. Cette profession est en train de se créer, c’est encourageant. Et les producteurs s’aperçoivent que le métier de scénariste est un atout pour leur projet. Et ils encouragent de plus en plus leurs auteurs à travailler avec des scénaristes.
Avant, le métier de scénariste n’étais pas reconnu ou presque pas en Belgique francophone.
Matthieu Frances – Quand on s’est retrouvés à comprendre qu’on allait être payés pour écrire une série policière, on a vu que c’était possible. Et plein de jeunes auteurs se disent, mais tiens, peut-être que mon projet de science-fiction a un avenir en fait. Et soudain, on voit aussi émerger des projets de scénaristes, et plus seulement de réalisateurs. C’est intéressant.
Il y a aussi un vivier d’acteurs incroyables. Il leur manque parfois l’expérience du travail face caméra, mais ils sont magnifiques. Par nécessité économique, dans les films, on va souvent chercher des acteurs français. Mais ici, comme nos séries sont belgo-belges, on fait vivre énormément d’acteurs belges, qui amènent une diversité géniale. Par ailleurs, ça fait exister des sujets belge et un terroir belge, qui n’est pas forcément celui que l’on voyait dans les longs métrages. Avant que La Trêve et nous ne fassions un personnage des Ardennes, elles n’étaient pas très présentes à l’écran.
Gilles de Voghel – Les techniciens sont aussi très excités par ces projets. Ils peuvent montrer de quoi ils sont capables, et le genre permet d’explorer des domaines peu présents dans les longs métrages. L’action, le polar… On a des techniciens formés, qui travaillent souvent sur des projets étrangers. Ils veulent amener leur univers dans ce genre de projets.
Quelles sont vos références en matière de séries?
Matthieu Frances – Les références de base, ce sont les séries HBO, au début des années 90, les Sopranos, Six Feet Under, The Wire, plus le renouveau des séries mainstream, comme Lost, 24 heures, des séries très orientées sur les personnages, dans lesquelles on cassaient les codes. True Detective aussi évidemment, était une référence. On s’est dit: « Tiens, on peut faire du polar sans parler de polar, sans passer par les sempiternelles scènes d’interrogatoire, etc. » En fait, True Detective, c’était malin, ça faisait semblant d’être un polar pour parler d’autre chose.
Nos personnages sont un peu des cowboys, en fait.
Christopher Yates – Mais on est des cinéphiles de la vieille époque. John Ford, La Prisonnière du désert, Le Train sifflera trois fois, ces westerns qui traitent vraiment des même thématiques que nous. On a énormément de référence, mais la principale référence, elle est de l’ordre du western. Ennemi Public, dans le fond, c’est un western. Nos personnages sont un peu des cowboys, en fait.
De quoi êtes-vous le plus fier par rapport à la série?
Matthieu Frances – D’avoir l’air moins con dans les dîners de famille (rires). Franchement, les gens savent ce qu’on fait, mais là on a donner un sens à notre métier. En plus moi j’ai fait de la production pendant dix ans, alors que je voulais écrire et réaliser. La saison 1 a touché plein de gens. On a fait la boucle tellement rare, qui consiste à toucher un public qui en plus vient t’en parler. On a écrit l’histoire pour nous, mais surtout pour le public. Et souvent, ce métier n’a pas de sens parce que les films ne sont pas vus par le public. Là, il y a un sens immédiat. On a le retour du public, et c’est un kif monumental.
Christopher Yates – On se dit qu’en faisant du cinéma, on ne connaîtra jamais l’intensité du rapport direct entre l’oeuvre et son public. Et là on l’a, même si c’est en décalé. Le public reçoit parfois exactement ce qu’on a voulu dire, les gens nous parlent vraiment du fond, et ça c’est un vrai cadeau.
La série contribue à mettre certaines thématiques sur le devant de la scène, ça lui donne une utilité sociale.
Gilles de Voghel – Et puis les gens mettent une image derrière un métier qui leur semblait être juste un hobby. Ils s’aperçoivent qu’on peut avoir une place dans la société, contribuer à y discuter des thématiques.
Matthieu Frances – Et puis la fierté collective, c’est qu’on est vendu dans 15 pays. On est au Royaume-Uni en VO sur une grande chaîne privée. On vient de trouver une version piratée sur un site russe, et ça…
Avez-vous eu un coup de coeur récemment pour des talents belges?
Matthieu Frances – Moi j’ai toujours du retard, mais j’ai découvert seulement récemment Keeper de Guillaume Senez. Ça m’a énormément touché, sa direction d’acteur me fascine. Et puis Girl, les acteurs, notamment la performance d’Ariel Worthalter.
Christopher Yates – Moi j’admire le travail d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, ils proposent quelque chose qu’on ne voit nulle part ailleurs. Et ça m’épate qu’ils arrivent à faire des films avec de telles propositions esthétiques, et qu’ils deviennent de plus en plus radical en plus.
Gilles de Voghel – Moi je voudrais souligner le travail des jeunes acteurs belges qui sont dans notre série. Quentin Minon qui joue le rôle de Martin notamment. Il est impressionnant par sa simplicité et sa volonté. Judith Williquet qui joue le rôle de Nelly, Mara Taquin aussi. On a un terreau de jeunes acteurs qui méritent plus de visibilité. J’invite vraiment touts les auteurs belges à regarder la série pour les acteurs aussi.
Dernière question: peut-on avoir un scoop sur cette deuxième saison?
Gilles de Voghel – Mieux encore: on peut vous dire qu’il y aura une saison 3!