Teona Strugar Mitevska: « Mère Teresa est une rebelle absolue »

Teona Strugar Mitevska - Copyright Ivan Blazhev

Rencontre avec la réalisatrice belgo-macédonienne Teona Strugar Mitevska, à qui l’on doit notamment Je suis de Tito Velès, Dieu existe son nom est Petrunya, ou The Happiest Man in the World, qui nous parle de son nouveau film, le percutant Mother, anti-biopic punk et radical de Mère Teresa. 

Comment présenteriez-vous le film?

Je pense qu’il est temps que l’on parle des femmes dans l’histoire, des figures féminines qui ont façonné notre monde, et que l’on a longtemps effacées des livres d’histoire, ou que l’on a vilipendées. Les femmes ambitieuses ont souvent été diffamées. Donc oui, Mère Teresa était la CEO de son entreprise. Et oui, certaines de ses croyances sont discutables aujourd’hui, j’ai parfois du mal à comprendre certaines de ses décisions ou déclarations. Mais le film ne cherche pas forcément à tout comprendre, il parle surtout d’un personnage absolument passionnant. On cherche à observer en profondeur qui elle était pour mieux saisir l’ampleur de la révolution qu’elle a mise en marche. Je lisais récemment à propos d’une philosophe américaine qui parle de la fabrication de l’Histoire, et du fait que tellement de minorités qui ont été effacées, qu’il est de notre responsabilité, en tant que créateurs et créatrices, de leur donner une voix. J’ai fait beaucoup de recherches sur Teresa, j’ai réalisé un documentaire, j’ai parlé à des témoins. Beaucoup de choses que l’on sait sur elle sont des on-dits. Il faut décoder tout ça. Quand elle a été sanctifiée, toute son action est devenue incroyable. Mais comment définit-on ce qu’est être un sait ou une sainte? Pour moi, ça tient au courage.

C’est une approche très particulière du biopic, le film se déroule sur un laps de temps très court, et autour d’un évènement que vous avez imaginé (la grossesse de l’une des soeurs de sa congrégation)

Oui, c’est un moment pivot de sa vie, l’histoire de quelques jours. On a imaginé des évènements pour aider à comprendre ce qui a pu se passer plus tard dans sa vie. Elle avait une position très ferme sur la question de l’avortement, et on a voulu y réfléchir, à notre endroit. Le personnage de Soeur Agnieszka, fait partie du droit que je me donne en tant que femme à la fabrication de l’histoire. A défaut d’avoir eu accès au récit de l’histoire, il faut bien la fabriquer. Cela dit, on a beaucoup d’indications sur le caractère de Frère Fredrick, sur le fonctionnement du couvent. C’est une combinaison d’éléments réels et biographiques et d’éléments inventés. Pour faire le portait d’un personnage historique.

Comment faire face alors à la question de la vérité, de l’Histoire et de Mère Teresa?

Ah, la vérité, c’est un grand mot! Ca peut même être un mot dangereux, dans un monde polarisé comme le nôtre. Je n’oserais pas prétendre à la vérité. On vit dans un monde patriarcal, et j’ai de plus en plus l’impression que les vérités que l’on m’a transmises sont des constructions qui correspondent à un point de vue. Et qui participent de l’intérêt de ceux qui les ont créées. Oublions la vérité, et essayons de comprendre le monde dans sa complexité. Envisageons de nouveaux récits, portés par d’autres voix, de nouvelles voix, qui correspondent mieux aux nouvelles générations. On a érigé la vérité en monument. Mère Teresa est devenue un monument, une figure de Sainte, dont on a ôté tout contraste. Détruisons ce monument. Montrons sa chair, ses os, sa réalité, sa fragilité. Elle était forte, cruelle, belle, laide, très humaine, de toutes les façons possibles. Arrêtons de glorifier les saints. Les saints sont humains. Ce sont juste des gens qui ont fait des choses, qui ont agi. Je voulais voir Teresa derrière la sainte.

Pourquoi avez-vous choisi Noomi Rapace?

Noomi a une énergie, une force intérieure qui me semblait bonne. Teresa avait une énergie extraordinaire, et une capacité à agir folle. Noomi a cette énergie. Et puis pour moi, Teresa est une rebelle absolue. Elle était arrogante, elle n’avait pas le temps d’être gentille, elle devait agir. Humble et arrogante en même temps. Pleine de compréhension pour les gens, mais pas la patience. C’est une Robin des bois de son époque, sous différents aspects. Pour tout ça, c’était une rock’n’roll star. Noomi possède ça, naturellement. Elle est punk. C’était la personne parfaite pour démystifier la figure de Mère Teresa. Elle brise des barrières. Et puis bien que ce soit techniquement un film d’époque, je ne voulais pas que mes personnages soient policés, lissés par le temps. Et puis Noomi a une aura qui donne de l’ampleur au projet aussi, lui permettra peut-être d’être vu par plus de gens. Tout ce que je pensais savoir d’elle à travers les films que j’avais vus, elle était encore plus. Extrêmement généreuse aussi, on a travaillé un an et demi pour construire le personnage, comprendre qui elle était. C’était un chemin compliqué, que l’on a parcouru ensemble.

Comment voyez-vous le film, en termes visuels? C’est un film historique, un biopic?

Je suis une personne très visuelle. Je suis venue monter le film au Danemark, et quand j’ai vu les premières images montées, je me suis dit: « Ca a l’air tellement vrai ». C’est esthétiquement très travaillé, mais j’ai quand même eu l’impression de voir un documentaire, ce qui est particulier pour un film historique. Quand nous préparions le film, on voulait que les dialogues sonnent très contemporains. Ces soeurs sont amies, elles parlent comme vous et moi parlerions dans un café. Cela donne au film, à mon sens, une fraîcheur, mais aussi une âpreté, une réalité qui sont cruciales pour le projet. Je voulais un ressenti contemporain. Mais cela reste un film que nous avons voulu très beau visuellement, le travail autour des couleurs, des cadres, des lumières est très complexe. Ca fait dix ans que je pense ce film. J’espère que nous avons pu utiliser la forme cinématographique à son maximum pour transmettre le voyage émotionnel que fait le personnage durant ces 7 jours si cruciaux dans sa vie, que l’on pourra ressentir ce qu’elle expérimente, ses questionnements et ses dilemmes.

Comment s’est passé le tournage?

C’était une sacrée expérience. Toute sa vie, on travaille pour se créer les conditions qui nous permettront de faire les films que l’on rêve de faire. Pas tant les conditions matérielles que l’état d’esprit. Il faut s’autoriser soi-même à créer, à oser, à avoir le courage. Et je trouve que c’est particulièrement compliqué en tant que femme. Je viens des Balkans, et depuis le début, j’ai questionné ma présence dans l’industrie du film. En tant que femme, j’ai toujours dû me battre pour trouver et conserver cette place. Dans mes premiers films, j’ai l’impression que j’essayais de prouver que j’avais ma place. Et pour la première fois de ma vie, j’ai réussi à faire entièrement le film que j’avais envie de faire, sans hésitations. Je me suis autorisée à être courageuse, à faire des erreurs, à douter, à essayer des choses. Ca a été un parcours personnel incroyable.

Vous avez trouvé une vraie liberté, personnelle, et artistique?

Oui, j’étais entourée de gens qui me l’ont permis, en me faisant confiance, en croyant à ma vision. J’ai pu travailler dans une atmosphère de collaboration artistique incroyable. J’ai pu me débarrasser de mes complexes d’ego, et accepter mes insécurités, pour essayer encore plus de choses. C’est aussi à travers les erreurs que la créativité, la folie et la beauté surgissent.

C’était le bon moment pour s’attaquer à une figure comme Mère Térésa?

Je ne sais pas, je ne sais pas s’il y a de bon moment. En vérité, j’aurais bien aimé avoir cette confiance en soi, l’assurance d’un homme il y a 10 ans! J’aurais gagné du temps (rires). Mais c’était mon chemin, c’est comme ça, mais il était temps.

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