A l’occasion de la sortie ce mercredi en Belgique de son très beau premier long métrage, Le Paradis, rencontre au long cours avec le jeune cinéaste belge Zeno Graton.
Pouvez-vous revenir sur les origines de ce projet?
Il y a deux éléments déclencheurs. D’abord, le placement de mon cousin quand j’étais adolescent dans un établissement proche d’un IPPJ. J’avais observé un regard sur ces institutions teinté de mépris social, chez ma famille ou dans la société, ce qui m’a amené à développer une critique par rapport à cette prise en charge, qui s’est d’ailleurs avérée très inopérante et très inefficace pour mon cousin. J’ai eu envie de parler de ce lieu de manière non-manichéenne.
Le deuxième élément fondateur, c’est la lecture de Jean Genêt.
Ses romans qui m’ont permis de m’émanciper par rapport à la question du désir, de construire mon désir en fait.
Il y a chez lui une fantasmatique d’une prison homo-érotique, et un regard toujours très critique sur les institutions. C’est quelqu’un qui a été un modèle pour moi aussi en tant que citoyen, qui a lutté auprès des Black Panthers, des Palestiniens, de Ulrike Meinhof en Allemagne. Et puis Le Paradis est aussi un hommage au court métrage de Genêt, Un chant d’amour, l’histoire de deux détenus chacun dans sa cellule séparés par un mur, une histoire d’amour empêchée.
Le Paradis est avant tout une histoire d’amour, d’autant plus puissante qu’elle n’est à aucun moment remise en question par les amants, elle est vécue pleinement d’emblée, ce qui est assez rare dans les films qui abordent de histoires d’amour queer.
Je voulais faire un pas de côté par rapport au genre, entrer dans une forme d’universalité. Prêter à une histoire d’amour queer des conflits et des enjeux liés à la passion amoureuse, le manque, la trahison. Ces enjeux sont souvent absents des histoires d’amour queer, et c’était des récits où je ne me retrouvais pas. A partir du moment où il y a eu dépassement de la honte et acceptation du sentiment, il y a toute une autre série de conflits qui arrivent, et dont on ne parle jamais. J’avais envie de ça, et de personnages jeunes. Donner à voir une représentation peut-être légèrement utopique de cette question, mais avec l’envie de propulser le spectateur vers la suite, un autre moment peut-être de l’histoire, où cela devient évident de raconter comme ça ces histoires d’amour.
J’ai commencé à écrire ce film il y a longtemps, et j’ai vu le monde évoluer au fur et à mesure, suivre de plus en plus cette direction.
Il me semblait que cela faisait beaucoup plus sens de rester proche de ces nouvelles générations qui ne s’excusent plus, qui sont fluides, puissantes.
Et puis il y avait aussi chez Genêt. Déjà dans les années 50 il était avant-gardiste, il racontait des histoires et de passion entre hommes sans que ce soit un conflit, alors que la société était beaucoup plus coercitive.
La question qui émerge aussi, c’est où est la liberté? Dans la sortie de l’IPPJ, dans le sentiment amoureux?
C’est la question qui pour moi est l’axe principal de la fabrication du film.
J’avais en tête le désir de faire un poème sur la liberté.
Dès le début, on sent que Joe va sortir bientôt, il a une voie toute tracée en terme de réinsertion, mais c’est en fait quelque chose qu’il ne désire pas, parce qu’il n’y a personne à aimer dehors.
Je voulais insister sur l’idée que l’amour puisse être un endroit où l’on puisse trouver sa liberté, et que sans amour on n’est pas libre.
On est enfermé dans une forme de solitude ou de conformisme qui peuvent être très dangereux. C’est ce que l’on retrouve dans l’image des poissons pris dans la glace. Pour faire fondre la glace, il va falloir essayer d’aimer. L’arrivée de William agit comme un catalyseur de cette liberté pour Joe, une liberté qu’il va trouver chez quelqu’un d’autre, et qui va être beaucoup plus désirable qu’une liberté de carton qu’il n’a pas choisie.
Cet amour devient un territoire invisible, volé à l’intérieur d’une institution dans laquelle c’est interdit. Le titre, Le Paradis, fait écho à ce territoire qu’ils sont en train de voler, à l’opposé de l’enfer que représente le lieu. Le problème ce n’est pas qui ils aiment, c’est où il aime. Pourtant, il y a beaucoup d’amour, d’amitié, de soin avec les autres pensionnaires du lieu, et ses travailleurs. En général il y a toujours un·e méchant·e, ici l’obstacle c’est l’institution.
Effectivement, le problème n’est pas avec qui cet amour se vit, mais où il se vit.
J’avais vraiment envie que le conflit d’empêchement lié à l’histoire d’amour soit externe, et pas du tout lié à la psyché des personnages, ou à une éventuelle inhibition.
J’avais envie de personnages révoltés. De montrer comment l’histoire de ce couple allait devenir révolutionnaire en outrepassant des règles, et en portant un discours métaphorique sur la société, bien présente pour leur rappeler que ce n’est pas ce qu’il faut faire. Eux, dans leur coeur et dans leur chair, n’ont aucun problème avec leur amour. Comment ce chant de liberté et d’amour pouvait faire écho avec le collectif? C’était important pour moi de montrer la tendresse entre les garçons au-delà de cette histoire d’amour.
L’idée c’était que c’était surement plus subversif de montrer de la tendresse entre garçons que de la sexualité.
Je voulais que cette puissante tendresse rayonne sur le collectif, et qu’on propose grâce à ce récit des masculinités alternatives. Je voulais représenter ce que j’avais envie de voir moi-même au cinéma. Ce qui me manque, ce sont des hommes qui ne sont pas durs, pas en compétition, solidaires, et tendres les uns avec les autres.
L’idée du collectif est arrivée très tôt pour parler de cette jeunesse qui est en train de refuser le monde qu’on lui propose, un monde aliénant, enfermant, un monde dont elle n’accepte plus les règles.
Ce sont des garçons jeunes, qui n’ont pas de problème avec l’homosexualité, il n’y a pas de jugement. Et c’est ce que j’ai constaté en faisant le casting. Moi j’ai 32 ans, et chez tous ces jeunes gens qui avaient 10 ans de moins que moi, le discours a radicalement changé. On engage des conversations qui sont vraiment liées à comment on aime, pas qui on aime.
Est-ce que le travail très soigné de direction artistique, le lyrisme qui se dégage du film est aussi un geste politique, de montrer le beau dans ces histoires?
J’ai étudié la direction photo à l’Insas, ma porte d’entrée dans le cinéma est très fort liée à la forme. On a voulu faire un pas de côté par rapport aux codes du film social, quitte à déréaliser certaines choses au niveau de l’image et du son pour signifier au public que nous étions dans une fable.
L’idée était d’élever le récit à un endroit de lyrisme qui nous semblait important pour exacerber la passion.
On voulait la raconter en Cinemascope avec des travellings et des couleurs éclatantes, plutôt qu’en caméra à l’épaule dans un cadre plus serré avec des couleurs naturalistes, ce que j’avais exploré dans mon court métrage précédent. On voulait ouvrir littéralement et métaphoriquement l’écran.
La musique a joué un rôle énorme dans la question de l’émotion, mais aussi pour raconter Joe et ses racines, créer la reconnections avec son histoire maghrébine avec laquelle il n’était plus forcément en lien. Je suis à moitié tunisien, et si moi j’ai un passing blanc, et que je n’ai pas subi de racisme dans mon enfance, c’est quelque chose que j’ai vu pour certains membres de ma famille. La question de l’enfermement et du racisme institutionnel était évidente pour moi. Le rap de Joe parle de ça d’ailleurs.
Je voulais faire revivre ce passé enfoui, le rendre fier, grand, fort même. Je voulais politiquement aussi que le chant de cette histoire d’amour soit un chant arabe. C’est lié pour moi à Djalāl ad-Dīn Rūmī, le poète perse du Moyen-Age aux origines du soufisme auquel on a prêté une histoire d’amour avec son disciple Shams. Sa poésie est très liée au corps, à la danse. On se lie à Dieu grâce à la transe. Ses écrits sont très sensuels, ce sont des adresses amoureuses à Dieu – ou à Shams. J’ai proposé à Bachar de lire des poèmes de Rūmī pour s’inspirer. Il y avait l’idée de sacraliser cette histoire d’amour à travers la musique et les images pour l’amener à un endroit universel. L’amour transcende la question du genre.
La prison est un lieu d’enfermement, et qui transgresse les notions de lieu et d’espace. L’amour permettait de casser l’enfermement et les espaces en en ouvrant de nouveaux. C’est aussi un rapport au temps très différent.
Les gestes artistiques, la création revêtent une grande importance dans le film. Pour se trouver et trouver les autres.
J’ai passé deux fois un mois à l’IPPJ de Fraipont près de Liège, et j’y ai observé que beaucoup de choses étaient mises en place sur le plan artistique. C’était là que le métier des éducateurs trouvait le plus de sens. Ca me permettait aussi de dresser un portrait positif des éducateurs, des gens qui font leur travail à 100%, mais qui sont empêchés par le système, et les conditions de travail. En parallèle de la dureté de l’IPPJ, je voulais montrer que c’était pas un goulag.
Puis je voulais m’éloigner des codes virilistes ou masculinistes liés aux films de prison ou même à certains films queer.
Montrer des masculinités capables de s’émouvoir devant une photo, d’utiliser leur corps pour danser et se libérer, utiliser le dessin comme vecteur de séduction.
Pouvez-vous nous parler du travail de préparation avec les comédiens, et du casting?
Je voulais des garçons avec une capacité à jouer la fragilité et la tendresse. On a casté en Belgique et en France, et tous les comédiens passaient le casting à la fois pour Joe et William.
J’ai eu un coup de coeur pour Khalil car c’est quelqu’un qui est très proche des éléments dans la vie, et très ouvert aux autres, très généreux. C’était une évidence, il pouvait jouer la tendresse authentiquement, car il la ressentait. Julien de son côté travaille beaucoup dans la technique. Il a même lu des livres de sociologie pour préparer l’audition. On l’a trouvé lui en premier, et on a cherché Joe en fonction de lui.
Pendant la prépa, ils sont allés pendant deux jours dans un IPPJ. Ils ont pu parler avec les jeunes hébergés sur place. Les éducateurs les ont même pris pour des nouveaux au début, ce qui leur a permis de prendre la mesure de la réalité du lieu. Le premier jour il y a eu une évasion, et le deuxième jour une mise à l’isolement.
On s’est dit que le film était presque édulcoré par rapport à la réalité…
On a tourné 95% du film dans un décor unique, une vraie IPPJ. Ca aurait pu être très anxiogène, mais ça a créé un vrai sentiment de famille, d’autant que les comédiens logeaient tous ensemble, ils ont vraiment créé une famille.
Quel était le plus grand challenge pour vous avec ce premier long métrage?
Ce qui me tenait le plus à coeur, c’était de raconter une histoire d’amour sincère, et que l’homosexualité ne soit pas, ou plus une question. C’est l’étoile du berger qui a guidé le projet.
Le plus grand challenge, c’était peut-être l’écriture… Je n’avais pas conscience de ce que ça représentait, l’écriture d’un long métrage. Je n’avais pas reçu d’outils pédagogiques, j’au dû m’éduquer et me former. Ma co-scénariste Clara Bourreau a vraiment été une alliée précieuse qui a permis que le film se fasse.
Le tournage a été merveilleux, on a notamment été très attentif à la parité sur le plateau, on avait beaucoup de femmes à la face, aux premières loges, et ça a été un tournage simple, agréable, joyeux.
Le montage, la dernière écriture du film, a été très challengeant, mais on a pu jouer avec l’outil. On a un décor unique, et un même costume, ça nous a donné beaucoup de liberté, à tel point que c’était un peu vertigineux parfois.
Qu’est-ce qui a nourri artistiquement le projet, quelles étaient vos références partagées avec l’équipe?
Avec les acteurs, la première référence, c’était River Phoenix dans My Own Private Idaho, pour William surtout. Khalil lui a pour artistes préférés des gens comme Jim Morrison ou David Bowie, qui ont des identités de genre très loin des clichés de la virilité.
Par rapport à l’image, on a revu les films de Wong Kar-wai avec mon chef opérateur Olivier Boonjing. Comme on a eu le décor très vite, on a pu découper sur place, ce qui a été un grand luxe. Notre référence ultime, c’était Happy Together, une histoire d’amour entre deux hommes là aussi. On voulait assumer une certaine saturation dans les couleurs.
On a regardé pas mal de cinéma indépendant américain de ces 20 dernières années, on a utilisé un objectif anamorphique, qui donne une texture très aquatique je trouve, les flous qui semblent en mouvement, comme s’ils étaient sous l’eau. C’est le genre d’objectifs qu’on retrouve dans Moonlight, qui permettent aussi d’extraire le film de l’esthétique dominante des films sociaux.
A aucun moment on ne fait référence aux délits commis par les garçons?
L’intention, c’est de voir l’humain avant le détenu. Ces lieux sont déshumanisants, et la question des faits est une case dans laquelle on les réduit pour penser leur prise en charge. On est dans une approche punitive des mineurs judiciarisés, alors que les études montrent que la réinsertion ne fonctionne que par l’émancipation. Pour moi, la question de la responsabilité des personnes mineures est à mettre en regard de celle du système. On individualise la responsabilité de la délinquance, alors que cette responsabilité est en partie collective. Et cette responsabilité collective n’est pas du tout pensée dans la prise en charge de ces jeunes.
Je ne voulais pas que les délits caractérisent les jeunes.
Oui, ces jeunes sont coupables. Mais dans le cas de Joe par exemple, c’est lié aussi au racisme institutionnel. Au Québec ou en Hollande, ce genre de lieux n’existent plus, on a décidé de ne plus isoler ces jeunes, pour faciliter leur réinsertion. Les maisons qui les accueillent sont à l’intérieur de la cité, pour que les jeunes restent connectés à leur tissu social, quand celui-ci n’est pas toxique. C’est énorme de rester proche de sa famille, ses amis, son école, son club de sport, souvent.
Je voulais adresser l’impuissance de l’institution. La population carcérale augmente plus vite que la population générale, on enferme de plus en plus chez les jeunes, alors que les criminologues ont démontré l’inefficacité du système. On voulait aussi poser des questions, de manière non-manichéennes, et ouvrir le débat.
De quels jeunes cinéastes vous sentez-vous proches aujourd’hui?
Grâce à l’Insas, j’ai pu créer une famille de cinéma assez présente au quotidien. Je suis très proche de Delphine Girard, qui a été assistante réalisation sur mes courts, j’admire beaucoup son travail, je suis très inspiré par son regard. Je pense aussi à Laurent Micheli, un ami proche qui m’inspire beaucoup aussi. J’ai fait la Cinefondation avec Lukas Dhont à Paris pendant 4 mois, et là aussi c’est une vraie inspiration. Ce sont des personnes avec lesquelles j’échange beaucoup, ce sont des alliés, on se fait lire nos projets.
Et puis le meilleur film que j’ai vu à Berlin cette année, c’est Orlando de Paul B. Preciado, ça m’a bouleversé, j’y ai vu une vrai ouverture du champ des possibles, dans ce qu’on peut faire en terme de récit, en mettant en scène uniquement des acteurices trans pour raconter un récit d’émancipation, et non plus d’oppression. Moi qui me pose des questions pour la suite, ça a été une vraie claque, je ne vais plus écrire de la même façon.
Et la suite justement?
La promotion me met dans un état de vulnérabilité assez intense, mais la suite joyeuse, c’est mon activité de vidéaste pour le théâtre, notamment avec Salvatore Calcagno. Et puis je suis en train d’écrire deux nouveaux longs métrages, mais c’est encore en développement.