Avec Sibyl, Justine Triet livre avec la complicité d’une Virginie Efira à la maturité d’actrice flamboyante un portrait de femme(s) à la croisée des genres, qui pose la question des origines: comment dépasser les traumatismes personnels et familiaux?
Sibyl a visiblement la quarantaine qui la démange. Tout commence (toujours?) par une savoureuse scène de mansplaining. Psychanalyste, ex-romancière (si tant est que l’on puisse jamais abandonner la fiction), Sibyl décide de retrouver un nouveau souffle en abandonnant ses patients pour retrouver sa passion, l’écriture. « Une ivresse sans danger », comme elle la décrit auprès de son cercle des Alcooliques Anonymes. Elle rencontre un ami éditeur, qui prend sur lui pour la prévenir: elle n’est pas loin d’être foutue. L’inspiration, ça sert à rien. Et puis le travail non plus, de toutes façons. A la limite, le seul endroit où l’on trouve encore matière à fiction, ce sont peut-être les faits divers…
Seulement voilà, Sibyl l’écrivaine se nourrissait de sa vie, de sa jeunesse, du vertige abyssal de la passion amoureuse. Une vie fantôme, comme on le dit des membres amputés, qu’elle ressent toujours sans plus l’éprouver. En retrouvant la fiction, Sibyl court après sa jeunesse disparue. Encore faut-il lui donner corps.
Alors quand se présente miraculeusement Margot, jeune actrice désespérée confrontée à un choix cornélien que la psychanalyste a elle-même connu, c’est presque trop beau pour être vrai. Comme si le plus majestueux des faits divers prenait vie devant elle. Jeune actrice débutante, Margot est enceinte d’un acteur connu auquel elle donne la réplique dans son premier film, réalisé… par la femme du comédien. Les murs entre réalité et fiction vont vite s’effondrer, et plonger Sibyl dans chute vertigineuse, qui lui permettra de plonger en elle-même pour se réinventer en affrontant ses traumas, notamment les névroses familiales qu’elle refuse en héritage.
Les vies de Margot et de Sibyl vont s’entremêler, les deux femmes agissant comme un miroir inversé. L’une envie follement la jeunesse de l’autre, tandis que celle-ci fantasme sa sagesse. Les deux héroïnes partagent un secret dont on ne sait plus trop à qui il appartient. D’autant que Justine Triet brouille les pistes temporelles en livrant un récit fragmenté où surgissent d’inattendus (puis attendus!) flash-backs qui viennent enrichir la personnalité déjà complexe de Sibyl, donnant corps à ses fantômes. Tout se mélange, les époques comme les histoires, les corps comme les destins. Et les innombrables petites pièces de la mosaïque prennent soudain forme pour composer, à la fin du récit le portrait d’une femme réconciliée avec elle-même, et son passé.
Comme pour flouter encore un peu plus les frontières, la réalisatrice emmène ses personnages à Stromboli, au pied d’un volcan en sommeil, décor qui nimbe l’histoire de tout son réalisme magique. Car c’est sur le tournage du film dans le film que les choses s’accélèrent, et que les petits jeux de manipulation qui régissent les relations entre les différents personnages vont prendre une ampleur quasi surréaliste. La mise en abyme transforme Sibyl en actrice de son propre drame.
Si le propos est dense et puissant, entre trahisons amoureuses, maternités contrariées, traumatismes familiaux et manipulations en tous genres, le ton, comme dans Victoria d’ailleurs, oscille entre le drame et la comédie, tendant même parfois vers le thriller psychologique.
L’énergie déployée par Virginie Efira y est pour beaucoup. Aussi solaire que tourmentée, son sens du rythme déjà éprouvé s’enrichit d’une vraie profondeur et d’une audace certaine, notamment quand il s’agit de laisser parler le corps. Sans rien perdre de son timing comique, elle incarne sans faux-semblant le séisme émotionnel qui s’empare de son personnage. Après Victoria, Continuer, Le Grand Bain et Un amour impossible, elle s’impose définitivement sur l’une des actrices majeures sur laquelle le cinéma français (et belge bien sûr) devra compter.
La prestation d’Adèle Exarchopoulos rend les deux comédiennes aussi complémentaires que le yin et le yang. Gaspard Ulliel et Niels Schneider amènent le drame, tandis que Sandra Hüller (l’inoubliable héroïne de Toni Erdmann) et Laure Calamy (décidément impressionnante) dispensent une énergie comique imparable, sur le fil du rasoir entre espoir et désespoir.
Sibyl multiplie les thèmes, les couches, les intrigues, explorant le rapport névrotique à la création de son héroïne, qui tente tant bien que mal d’embrasser sa vulnérabilité pour faire la paix avec les fantômes du passé.
Le film sort mercredi prochain dans les salles belges.