Mercredi sort L’Empire du Silence (voir notre critique), le nouveau film de Thierry Michel, et dernier de ses films consacrés à la République Démocratique du Congo. Avec ce film somme et bilan, il revient sur 25 ans d’une guerre qui ne dit pas son nom en République Démocratique du Congo, de massacres à répétitions, d’exactions atroces, et de crimes commis en toute impunité, ignorés par un état congolais en faillite, et confrontés à la cécité et la surdité de la communauté internationale. Avant de revenir sur ce film choc, que l’auteur envisage comme un coup de semonce, orchestré avec le Prix Nobel de la Paix le Docteur Mukwege qu’il avait déjà suivi dans L’Homme qui répare les femmes, retour avec le cinéaste sur sa carrière, et ce qui l’a amené à se pencher sur l’histoire contemporaine
Peut-on revenir sur votre parcours, d’enfant, d’homme et de cinéaste? Comment votre cinéma s’est-il construit?
Je suis né au Pays Noir. J’ai été très marqué par le paysage industriel, les terrils où j’allais jouer enfant, les cieux brunis par les usines de sidérurgie que je voyais par la fenêtre, les maisons noires de suie, la poussière sur la neige…
Mon grand-père était ingénieur de fond, il allait tous les jours au fond de la mine. Très jeune, j’ai pu visiter la mine, et j’ai commencé à faire des photos sur le thème de la sidérurgie. D’ailleurs pour ma communion solennelle, j’avais demandé avec insistance un appareil Voigtlander. Je parcourais le Pays Noir à vélo, et je développais mes photos dans un laboratoire artisanal bricolé par un voisin dans sa cave.
L’envie de faire du cinéma s’est imposée de façon urgente. J’ai arrêté le collège pour faire le Jury central à 16 ans, et j’ai directement intégré l’IAD.
Très vite, je me suis tourné vers le documentaire, ou en tous cas un cinéma social, inspiré de la réalité. Mon premier film, Ferme du Fir, a été repéré par le directeur de la télévision qui était dans mon jury à l’IAD, qui l’a programmé en 1971.
S’en sont suivis les grèves de l’IAD, dont j’ai été l’un des leaders, j’ai d’ailleurs été expulsé, comme beaucoup de professeurs, dont Henri Storck et Paul Meyer.
Ensuite, je réalise Pays noir, pays rouge, mon film d’adieu à mes terres, avant de m’installer à Liège, et de réaliser Chroniques des saisons d’acier à Seraing, sur la sidérurgie.
Je suis passé par la fiction avec Hiver 60, qui revenait sur les grandes grèves wallonne de l’époque. C’était un film très politique, qui a d’ailleurs été refusé à la signature par deux ministres en charge à l’époque, alors qu’il avait été soutenu par la commission!
A ce moment-là, vous décidez de prendre de la distance avec vos terres d’origine?
A la fin des années 80, j’ai décidé de partir, d’aller chercher plus loin ce que je ne trouvais plus en Wallonie, j’avais soif de grandes utopies. Cela m’a amené au Brésil. Je comptais y adapter le roman L’Herbe à brûler de Conrad Detrez, mais finalement j’y ai rencontré d’anciens révolutionnaires qui m’ont fait découvrir la réalité brésilienne, et je me suis immergé dans la réalité des favelas avec A fleur de terre et Gosses de Rio.
Malgré la richesse des thématiques à traiter sur place, vous quittez pourtant l’Amérique du Sud.
Oui, à cette époque, on célébrait les 500 ans de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, et il y avait déjà énormément de films qui se faisaient là-bas. Parallèlement, un évènement a attiré mon attention, la fin du dernier septennat de Mobutu. Acculé par la pression populaire et la communauté internationale, il semblait avoir accepté le principe de la démocratie. Son règne devait prendre fin le 4 décembre 1991. Mais Mobutu a joué la carte du chaos, et lancé l’armée dans des pillages généralisés. Je suis allé sur place, et j’y ai tourné un reportage pour la RTBF, Chroniques de 48h d’émeute.
C’est donc le début de votre histoire cinématographique avec le Congo?
Oui, j’y ai réalisé mon premier long dans la foulée, dans des conditions très difficiles. Tous les expatriés avaient fui, les armées françaises et belges étaient venues essayer de stabiliser la situation pour permettre les évacuations. Le pays se refermait sur lui-même, et commençait la terreur. Je devais faire entrer mon équipe de manière clandestine, qui est arrivée en hélicoptère dans les jardins de l’ambassade de France. Je dressais un portrait de la nomenklatura mobutiste, les chefs d’état major, les autorités religieuses…
Il y a un désir d’être dans l’oeil du cyclone à ce moment-là?
Mon objectif, c’était d’être au coeur du monde qui bouge. Ma référence d’alors, c’était le travail de John Reed autour de la révolution russe de 1917 (ndlr: l’auteur du livre Dix jours qui ébranlèrent le monde). Je voulais être à Kinshasa quand ça allait se passer la révolution. Etre témoin de l’histoire. Filmer la fin d’une dictature. C’est d’ailleurs dans le même esprit que je suis allé en Iran quelques années plus tard pour Iran, sous le voile des apparences.
Et puis finalement, Mobutu est resté en place, et j’ai découvert une communauté d’expatriés, des diplomates, des missionnaires, des hommes d’affaire, des propriétaires terriens. Sur les 120.000 Belges qui étaient au Congo, il n’en restait plus que 3000, dont la moitié était des missionnaires. Alors que j’en dressais le portrait dans Les Derniers Colons, une deuxième vague de pillages a débuté en 1993.
Je faisais des repérages avec une petite caméra, que je venais d’acheter, je passais à la vidéo, ce qui me permettait de parcourir le pays plus légèrement. Le chef des services de sécurité m’a alors mis en garde: « le serpent va te piquer ». Et effectivement, je me suis fait arrêté, et enfermé dans les cachots de la sureté, les pires geôles du Congo. J’y ai subi un interrogatoire musclé, car une procédure m’accusait d’activités suspectes et intelligence pour une puissance étrangère.
Heureusement, j’étais là pour la RTBF et pour Arte, et les ambassades de France, de Belgique et des Etats-Unis ont fait le lobbying nécessaire pour me faire libérer.
C’est le début d’une relation complexe avec les autorités congolaises?
Oui, ce départ signait ma première expulsion, et je n’ai plus pu rentrer au Congo de tout le règne de Mobutu. J’ai tourné un film en Belgique, Nostalgies post-coloniales, et je préparais, à distance donc, Mobutu Roi du Zaïre. Pendant un an, j’ai écumé les centres d’archives, en Europe comme aux Etats-Unis. J’ai rassemblé135h d’images, et des témoignages des proches de Mobutu, ses conseillers, ses amis chefs d’état, les Français beaucoup, Giscard, Chirac, mais aussi le Président américain Georges Bush.
L’histoire avançait pendant que je préparais le film. La conquête du territoire par les troupes de la révolution a précipité la chute de Mobutu. Suite à ça j’ai finalement pu retourner au Congo pour récolter de nouveaux témoignages, et accéder aux archives congolaises, ce qui m’a permis de considérablement enrichir le film. J’avais notamment accès aux archives privées de Mobutu.
Le film a connu une très belle carrière, dans le monde, mais aussi en Afrique, il a tourné dans une quinzaine de pays.
A quel moment avez-vous pris conscience de ce qui était en train de se passer, suite au génocide rwandais, de cette guerre qui s’installait petit à petit au Congo, ces massacres qui traversaient les années les pouvoirs, les gens en place?
Avant l’afflux des réfugiés en 1994, et le début des massacres, en 1996, il y avait déjà la violence politique de Mobutu. Je ne m’étais pas penché sur le conflit rwandais, j’avais travaillé sur d’autres sujets, en Belgique, en Somalie, en Guinée, tout en préparant Mobutu, Roi du Zaïre.
J’ai fini par revenir au Congo pour faire Congo River, au début des années 2000. Après la fresque historique qu’était Mobutu, je voulais me pencher sur la géographie, au sens noble, la géographie politique et mythologique, traverser le pays de part en part au fil de ce fleuve majestueux pour témoigner de sa beauté. C’était une grande aventure évidemment, car on s’est vite aperçu qu’on traversait un pays en guerre, on passait de rébellion en rébellion. Ce furent 6 mois de tournage, dans des conditions de survie parfois. J’ai alors découvert l’histoire profonde du pays à travers les vestiges, et une autre facette de l’histoire coloniale. C’est à ce moment-là d’ailleurs que l’on a commencé à digitaliser les archives coloniales. Congo River, c’est un voyage dans l’espace, mais aussi dans le temps, qui donne de la profondeur à l’histoire.
Ce voyage pour moi marque aussi la rencontre frontale avec les violences de la guerre, et notamment les viols. J’ai connu deux traumas dans ma carrière de cinéaste, lors de tournages. Les deux au Congo. La question des femmes violées est présente dans le film, et je me souviens avoir dû interrompre le tournage à l’époque, les témoignages étaient trop durs. Les religieuses sont venues me rechercher pour me dire que ces femmes avaient besoin de parler, de témoigner.
A l’époque, j’ai proposé ces images aux Nations-Unies, on était en 2004. Ça ne les a pas intéressé. Ce n’était pas à la mode j’imagine. Ils n’ont pas saisi à ce moment-là l’importance du sujet.
Au fil du fleuve, vous allez tomber sur une Province qui va vous inspirer plusieurs film, celle du Katanga, et vous intéresser à des questions plus économiques, puis juridico-politiques?
En traversant le Katanga, je me suis rendu compte qu’une révolution industrielle hyper rapide y avait eu lieu, en une vingtaine d’années. C’était devenu le lieu de la guerre économique qui se jouait (et se joue encore!) entre les multinationales occidentales et les sociétés asiatiques, chinoises surtout, mais indiennes aussi.
Et derrière cette guerre économique, il y avait une guerre sociale entre les creuseurs et les travailleurs de l’industrie. Tous ces ouvriers exhumaient les minerais dont le monde a besoin, ce que j’ai voulu traiter dans Katanga Business.
J’avais donc abordé l’histoire, la géographie et l’économie du pays, je comptais en rester là, quand a eu lieu l’assassinat de Floribert Chebeya, qui était un ami, un crime d’état camouflé. La question de la justice s’est imposée à moi à ce moment-là, et j’ai réalisé L’affaire Chebeya.
Puis est venu L’Irrésistible ascension de Moïse Katumbi, où j’ai voulu dresser le portrait du Berlusconi africain, de la collusion entre la politique, les médias, et le football. Je ne me doutais pas que cela me vaudrait des tentatives de corruption très fortes pour ne pas sortir le film, au Congo, mais aussi en Belgique!
Jusqu’à la rencontre avec le Docteur Mukwege…
Oui, au milieu des années 2010, quelqu’un me parle d’un docteur qui subit de lourdes menaces, dont des proches même sont assassinés, et qui porte un combat solitaire pour dénoncer le viol comme arme de guerre, notamment. J’avais déjà entendu parler de lui, mais ne l’avais jamais rencontré.
Je suis donc allé à sa rencontre à Paris, où il était en exil. Comme la journaliste Colette Braeckman avait également un projet, on a décidé de travailler ensemble sur L’Homme qui répare les femmes, portrait du Docteur Mukwege. Ce film a voyagé dans le monde entier, dans plus de 30 pays, mais aussi au Parlement européen, au Congrès américain, aux Nations-Unies, au Conseil des droits de l’homme. Il a été traduit en 28 langues, a obtenu de nombreux prix, mais finalement, son plus beau prix, c’est évidemment le Prix Nobel remis au Docteur Mukwege.
Le film, et la caisse de résonance qu’il offre au discours du Docteur a contribué à changer les choses. Le viol est aujourd’hui reconnu comme crime imprescriptible, et la question des minerais de sang est enfin prise en compte. Des législations se mettent en place aux Etats-Unis et en Europe.
Suite à ce film, vous êtes rentré en Belgique, où vous avez tourné Enfants du Hasard, et L’Ecole de l’impossible. Vous pensiez en avoir fini avec le Congo?
Oui, mais le Docteur m’a fait remarquer que nous n’avions pas été au bout du processus. Il m’a dit: « Moi, j’ai soigné des femmes victimes de viol, leurs filles, et maintenant leurs petites-filles. Ce cycle d’impunité est invraisemblable. Et inacceptable »
Généraux, hommes politiques restent au pouvoir alors qu’ils ont du sang sur les mains. Cela crée une situation de désastre absolu, il n’y a plus d’état de droit, une perte des valeurs. « Il faut que tu fasses encore un film, avec comme objectif de contribuer à mettre fin à l’impunité, m’a-t-il dit. »
J’ai alors commencé à travailler sur le sujet, un peu avant qu’il n’obtienne son prix Nobel. J’étais invité à Oslo pour la Cérémonie, et là il a prononcé un discours remarquable où il dénonçait l’impunité. Il y dénonçait les Nations-Unies, qui ont commandé un rapport, le rapport Mapping, qui recense 617 crimes graves, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, voire génocide, et qui comme il le dit, « moisit sous la poussière dans un tiroir des Nations-Unies. » Et là, il ose parler, citer, donner les noms des criminels que personne n’ose jamais dénoncer. Il faut savoir que la base de données des Nations-Unies sur le sujet, 25 ans plus tard, est toujours confidentielle.
Dès lors, mon double objectif fut de parcourir le monde et d’interpeller les grandes institutions pour savoir pourquoi la situation perdurait, de filmer pour ces lieux pour demander ce qu’avaient fait les Nations-Unies, ce qu’avait fait le Parlement européen, le Congrès américain, le Conseil des droits de l’homme; et de retourner au Congo, au fin fond des forêts, là où se trouvaient les survivant·es de ces massacres, pour recueillir la parole des victimes. Remonter la route de la mort, qui mène à Mbandaka. Revenir sur ces puissances étrangères, l’Ouganda, le Rwanda, qui se font la guerre sur le territoire congolais pour s’emparer de ses richesses diamantifères, notamment à Kisangani.
L’idée était alors de refaire la ligne du temps de l’histoire congolaise depuis 25 ans, pour mieux comprendre comment ce conflit se déploie. Jusque là, j’avais l’impression que les choses restaient éparses, on notait un massacre dans un lieu, un autre à plusieurs centaines de kilomètres, encore un autre. Mais on ne reliait rien. Les enchainements, la logique entre tous ces massacres n’étaient pas clair. L’idée était de rassembler les pièces du puzzle, donner une cohérence.
Pourquoi avoir fait un documentaire à la première personne? C’est un « je » engagé?
C’est un film bilan pour moi. Je portais beaucoup de choses par rapport à ce pays, peut-être que c’était une démarche cathartique, je voulais me situer, m’engager à fond.
C’est un bilan, une fin cinématographique, mais c’est aussi le début d’autre chose?
Oui, je vais accompagner le film dans les mois qui viennent, et on compte bien voir changer les choses. En marge du film, nous lançons une opération, Justice for Congo, une campagne de mobilisation internationale qui réclame la fin de l’impunité pour les auteurs de crimes de masse depuis 25 ans au Congo. On partage notamment des capsules pédagogiques très accessibles et très précises, qui font le point sur la situation, pour éduquer les publics, tous les publics, les plus larges possibles.
Revenons au film. Ce conflit sans fin représente une véritable tragédie au coeur de l’Afrique, une tragédie en train de s’écrire dans le sang.
Oui, une tragédie au sens théâtral du terme aussi. Pour moi, c’est une tragédie shakespearienne, où s’affrontent des pays, des puissances, mais aussi des hommes, des personnages insensés. On a Mobutu, le vieux dictateur déchu qui va mourir en exil, Kabila, la marionnette de l’Ouganda et du Rwanda, autoproclamé Président qui va se retourner contre ses maîtres, et sera finalement tué par son garde du corps, puis le fils qui prend la place du père comme si c’était une monarchie, fils qui s’empare du pouvoir comme un nouveau despote, qui s’y accroche en dépit de la constitution.
Le tout dans un décor incroyable, un pays immense, aux paysages majestueux, un vrai décor de cinéma. Un paradis sur terre dont les seigneurs de guerre ont fait un enfer.
Le film travaille le choc esthétique, entre la beauté des paysages, et l’horreur des images d’archives, d’une violence insoutenable. Plus le pays est beau et riche, plus il est destiné à souffrir. Il y a comme une ironie du sort, très tragique elle aussi?
Déjà dans L’homme qui répare les femmes, je m’étais dit que pour parler de l’horreur, il fallait traiter la beauté. La beauté du paysage, la beauté des femmes en résilience, la beauté du docteur.
Ici, on avait beaucoup de témoignages, très durs. J’ai d’ailleurs dû faire face à un nouveau trauma de tournage, encore plus fort que celui que j’avais connu au début des années 2000.
Dans les films précédents, on travaillait surtout sur la suggestion, on ne voyait pas les images. Mais là, je me suis dit qu’il fallait aller au bout de la logique. Il fallait que ça devienne des pièces à conviction, pour que demain la justice puisse faire son travail. Il fallait montrer jusqu’où était allée l’horreur. Amener un sentiment de révolte absolu chez le spectateur. Mais je dois dire que j’ai été le premier spectateur de ces images absolument traumatisantes. Je n’avais pas idée de ce que j’allais trouver en faisant ces recherches. Le train de la mort, je ne connaissais pas.
Comment se fait ce travail de recherche, d’où viennent ces images?
En allant sur place, en menant des investigations, en essayant de convaincre les gens de me confier leurs images. Comme je suis connu pour mon travail cinématographique au Congo, les gens me font souvent confiance, et me livrent des documents exceptionnels. La parole se libère aussi plus facilement, grâce au changement de régime, qui m’a d’ailleurs permis à moi-même de retourner au Congo, puisque je n’avais plus de visa.
Jusque là, la terreur était telle que les gens n’osaient pas parler. L’une des archives, où l’on voit des militaires qui arrivent dans un village et tuent des gens comme des chiens, je l’avais reçue il y a quelques années, et l’avais diffusée sur internet, ce qui m’avait d’ailleurs valu d’être banni de YouTube. A l’époque, ces images avaient fait leur effet. Les autorités congolaises avaient nié les faits, disant qu’en bon cinéaste, j’avais « fabriqué » ces images. Ces images ont quand même fait un scandale auprès des institutions internationales.
Le film s’appelle L’Empire du Silence, mais finalement, en donnant la parole, il s’emploie à le briser, ce silence. Comment se fait le travail pour recueillir la parole?
Il faut identifier les témoins et les victimes, réussir à inspirer confiance, les aider à libérer leur trauma aussi, à faire remonter certaines choses.
C’est un long travail d’élaboration au montage ensuite, pour maintenir le rythme, la dramaturgie. Et varier les émotions. Le film est incontestablement une tragédie, mais au sein de la tragédie, il y a une comédie, celle du grand Barnum de la communauté internationale.
Les Nations-Unies mettent en place leur plus grande opération de maintien de la paix, la MONUC, placée pendant près de 20 ans au Congo, avec 20.000 personnes, 1,5 milliards de dollars par an, alors que le budget de l’état au Congo est de 5,5 milliards par an! Tout ça pour observer! On n’éradique pas la violence, on n’empêche pas les massacres, et on n’installe aucune structure de justice.
Au-delà du silence, ce qui frappe jusqu’à il y a peu, c’est la cécité, comme si le drame était observé par des aveugles.
C’est presque de la complicité, ce jeu hypocrite. Dire qu’on s’occupe du Congo alors qu’on ne fait rien, on laisse faire! On ferme les yeux sur le fait que le général en chef est un criminel de guerre reconnu qui aurait dû être traduit depuis longtemps devant la cour pénale internationale. On ne cite même pas les criminels avérés. On ne cite pas le chef d’état major du pays voisin qui est venu semer la terreur au Congo. Et on utilise l’argent de la communauté internationale pour un jeu de dupes.
Le haut commissaire aux droits de l’homme l’avoue dans le film. « J’ai échoué ».
Comme le dit le docteur Mukwege, maintenant il faut changer de logiciel. On ne peut pas continuer infiniment à observer, sans rien dire, sans rien faire. Tout juste comptabiliser les morts.
Justement, il semblerait que les Nations-Unies soient en train de rectifier le tir. Elles viennent d’adopter une résolution via laquelle elles appellent le Congo à mettre en place, comme le déclarait récemment le Docteur Mukwege, « une stratégie nationale de justice transitionnelle pour promouvoir la vérité afin de garantir la recevabilité pour les crimes du passé, les réparations pour les victimes et les garanties de non répétition. »
Le pays est à la merci de tous, faute d’un état fort qui puisse le défendre, face à une communauté internationale dont la passivité laisse songeur, et à des conflits importés sur son territoire, d’abord dans la foulée du conflit rwandais, puis des conflits complètement déterritorialisés et motivés par l’appât du gain et des richesses du pays.
Absolument. Au départ il y a une logique. Les Rwandais s’infiltrent au Congo pour prendre leur revanche sur les anciens génocidaires, mais en profitent vite pour massacrer tous les civils qui ne sont pas de leur ethnie. On peut comprendre la démarche d’un point de vue géopolitique. Mais là, ils découvrent le pays et ses richesses, et ils se disent que tant qu’à faire, autant rester dans la place. Le Rwanda n’est pas très riche en terme de ressources minérales, alors que le Congo, c’est le coffre-fort de l’humanité, c’est presque invraisemblable l’étendue de ses richesses. Son sous-sol contient toutes les matières stratégiques essentielles pour le monde entier, dont le coltan au Kivu que tout le monde a dans son smartphone, sa tablette ou son ordinateur. 70% des ressources mondiales sont situées au Kivu, et sont dans les mains des seigneurs de guerre qui en font un traffic illégal, qui transite par le Rwanda.
Et puis finalement ce sont deux armées qui sont entrées sur le territoire congolais, les armées rwandaise et ougandaise, qui vont finir par s’y faire la guerre, pour s’accaparer ses richesses notamment celles du diamant à Kisangani.
Jusque là, on peut encore y voir une certaine logique. Mais la déliquescence de l’état de droit va faire basculer le conflit dans une situation inextricable. Les seigneurs de guerre se multiplient de façon exponentielle, et on arrive dans des régions comme au Kasaï où il n’y a plus aucune logique. Ce n’est plus ni une guerre ethnique, ni une guerre économique, ni une guerre géopolitique. C’est une jacquerie, avec une répression extrêmement violente de l’état, qui plonge tout le monde dans la barbarie.
Les minerais sont à la fois la cause de la guerre, et ce qui la finance, cette richesse est une malédiction.
Le Docteur Mukwege dit du Congo que c’est une bijouterie sans porte ni fenêtre, qui attire toutes les convoitises.
C’est une guerre sans nom, ou dont on ne dit pas le nom, et c’est une guerre sans traces, puisqu’on se débarrasse des cadavres notamment. Comment aborder ce silence en tant que cinéaste?
En faisant oeuvre de mémoire, et en trouvant l’équilibre entre les témoignages, et le travail de recherche, d’archives. C’est comme en justice, il faut la preuve. Et justement, ces preuves existent avec les fosses communes, que l’on a essayé de faire disparaitre pour certaines d’entre elles. Dans le film d’ailleurs, on voit deux experts des Nations-Unies assassinés parce qu’ils se penchent sur les fosses communes. C’est pour ça que l’un des choses à faire aujourd’hui, c’est de lessécuriser, et de commencer le travail d’exhumation.
La mémoire elle-même est remise en cause en fait. C’est une guerre contre la mémoire.
Pourquoi on ne fait pas d’exhumation au Congo, alors qu’on le fait en Irak pour le massacre des Yezidis qui a eu lieu il y a 5 ans? Poser la question, c’est déjà donner le début de la réponse. Les intérêts en jeu en Irak le permettent. On a des coupables tout désignés, Daech… Tout le monde est d’accord.
L’exhumation, c’est le début du processus judiciaire, et pourtant on ne le fait pas, alors que les Nations-Unies sont là depuis 20 ans sur place, pour observer. Espérons que la nouvelle résolution amènera ce mouvement.
Le tableau est très noir, l’ironie dramatique est au plus haut. Le constat est effroyable, pourtant, on entraperçoit une lueur d’espoir, notamment parce qu’il y a une prise de parole du peuple congolais qui descend dans la rue?
Oui, il y a les mouvements citoyens, qu’on ne fait qu’apercevoir dans le film, mais de très nombreux jeunes sont en train de s’organiser, j’en ai rencontrés beaucoup à l’occasion de la diffusion du film au Congo. Le lendemain de la projection à Kinshasa, un atelier s’est mis en place grâce à des avocats et des jeunes des mouvements citoyens, qui ont lancé une campagne sur la justice transitionnelle.
Ce recours à la justice est primordial.
On sent aussi une sorte de sursaut de la communauté internationale, qui commence à s’interroger sur ce rapport enterré un peu trop vite. Qu’est-ce qu’on peut espérer aujourd’hui pour le Congo?
On voit un sursaut, oui, le Congrès américain gèle des avoirs, le Parlement européen finalement arrive à voter de justesse la loi sur les minerais grâce à Marie Arena, qui d’ailleurs a des mots très durs, et interrogent les députés, « Que vaut pour vous la vie d’un Congolais? ». Ca passe de justesse, pourtant. Mais ça passe.
Il y a le Docteur Mukwege évidemment, dont le courage et le charisme contribuent à faire bouger les choses. La nouvelle résolution de l’ONU laisse espérer un changement dont on parlait plus haut. Et derrière ça, d’autres lueurs d’espoir.
Il faut arriver à mobiliser les populations, et notamment la société civile, pour arriver à la mise sur pied de tribunaux nationaux mixtes, c’est-à-dire qu’une partie des juges et des magistrats seraient internationaux, pour garantir l’indépendance des tribunaux, et amener l’expertise de ce qui s’est fait ailleurs, en Sierra Leone, en ex-Yougoslavie, au Cambodge, au Rwanda.
Ca, c’est pour juger les crimes commis pas des Congolais, sur les Congolais. Pour les crimes commis par des internationaux, c’est plus complexe. Il y a déjà eu un jugement qui a condamné l’Ouganda à des indemnités de guerre, qui n’ont d’ailleurs pas été payées. Mais le Rwanda n’a pu être condamné car il n’a pas reconnu les juridictions internationales. Il faut un tribunal international pour juger les crimes internationaux.
On sent un frémissement. Je vois que l’Union Européenne vient de voter la prolongation des sanctions, qu’ils vont peut-être même les étendre. On a beaucoup de demandes vis-à-vis du film. La Ministre de la Coopération a été très ébranlée par la vision du film, le Ministère des Affaires étrangères va soutenir sa diffusion… Et ça c’est nouveau.
Fin juin, j’étais à Genève pour essayer d’obtenir que le film soit présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies, c’est un film sur 25 ans d’atteinte aux droits de l’homme, mais on a été bloqués. On voulait y faire la première mondiale, avec le Docteur Mukwege, ça n’a pas été possible. Mais je pense qu’ils ne vont pas pouvoir tenir éternellement, les barrages vont lâcher.
Ne pas vouloir présenter le film, c’est le syndrome Pie XII, « Je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir ».