Rencontre avec Alexe Poukine et Manon Clavel à propos de Kika, écrit et réalisé par la première, et dont la deuxième tient le rôle titre. D’Alexe Poukine, on connaît les documentaires, justes et percutants, Sans frapper ou Sauve qui peut, ainsi que son court métrage, Palma, où elle déployait son univers en fiction. Avec Manon Clavel, jeune comédienne française vue notamment dans La Vérité d’Hirokazu Kore Eda, Un petit frère de Leonor Serraille, actuellement à l’affiche de Winter Palace sur Netflix, elle a trouvé l’alter ego parfaite pour incarner l’héroïne de ce film non pas autobiographique, mais éminemment personnelle.
Alexe, comment présenteriez-vous Kika, le film, en quelques mots?
Alexe Poukine Souvent dans la rue les gens nous arrêtaient pour nous demander de quoi parlait le film, et je crois que tous les jours, je donnais une réponse différente. C’est presque devenu une blague sur le plateau, à chaque fois que quelqu’un devait raconter le film, il faisait un pitch différent. Je ne suis pas sure que ce soit un film « picthable », et je suis assez heureuse de ça, je crois. Si je voulais attirer des gens un peu voyeurs, je dirais que c’est l’histoire d’une fille qui a d’énormes problèmes financiers, et qui devient travailleuse du sexe, alors qu’elle est assistante sociale. C’est la version racoleuse, spectaculaire. Mais pour moi, c’est l’histoire d’une femme qui refuse de souffrir, et qui se met inconsciemment dans une situation qui lui fait comprendre que parfois, il est nécessaire de souffrir pour aller mieux. Je peux aussi dire que c’est une histoire d’amour. Que c’est l’histoire d’une mère. Il y a plein de couches dans le film. Tout le monde m’avait dit avant de tourner qu’il y avait trop de séquences, il y en a 120. L’assistante caméra m’a dit: la dernière fois que j’ai vu autant de rushes, c’était pour une série. Effectivement, la monteuse qui travaille en parallèle a fait un premier bout à bout, et le film dure quatre heures. On va devoir enlever plus de la moitié des séquences.
Est-ce que cela vient de votre expérience documentaire?
Alexe Poukine Mon chef opérateur Colin Lévèque me disait que c’est surement une méthode dans laquelle je me sens bien. Cette accumulation, c’est clairement un truc de documentariste. On a 50h de rushes. Bon, pour mon précédent documentaire j’en avais 200. C’est donc assez raisonnable (rires).
Qui est Kika, pouvez-vous nous la présenter?
Alexe Poukine C’est une sauveuse, et c’est aussi quelqu’un qui met les choses à distance pour survivre. Elle est assistante sociale, il y a beaucoup de violence dans son travail. C’est quelqu’un qui se blinde face à l’injonction à aider les autres sans avoir les moyens de le faire. Elle est hors cadre, elle bidouille, tout ça pour pouvoir sauver les autres.
Manon Clavel Elle est assez drôle, l’humour est un mécanisme de défense pour elle. Pendant son enfance, elle a été pas mal baladée. La figure paternelle n’était pas très présente, et la figure maternelle un peu défaillante. Sa mère était une grande amoureuse, qui a trainé Kika de relation en relation, de beau-père en beau-père. Cette instabilité l’a marquée, alors elle a choisi une voie dans son intimité et son rapport au couple beaucoup plus stable. Elle s’est mise en couple et a fait un enfant très jeune, s’imaginant rester toute sa vie dans cette histoire, en réponse à son enfance chaotique. Ce plan très cadré est chamboulé par une rencontre, de l’ordre du grand amour, contre laquelle elle passe beaucoup de temps à lutter. Elle décide de quitter sa vie d’avant, d’aller vers l’amour. Mais elle va avoir un accident de vie, et ressentir une culpabilité énorme, y voir un signe qu’elle n’aurait jamais dû faire ce choix. Elle se retrouve seule avec sa fille.

A quoi va-t-elle devoir faire face?
Alexe Poukine Alors qu’elle a fait le choix d’un changement de vie radical, elle va affronter un deuil qui rebat toutes les cartes. Elle se retrouve à la rue, doit trouver un appartement pour elle et sa fille. Et donc trouver de l’argent. Le deuil va faire jaillir de nombreuses interrogations: que garde-t-on des disparus? Est-ce que cela valait vraiment la peine de prendre un tel risque?
Manon Clavel Ce deuil, cet évènement très concret, qui lui permet de se confronter à des refus d’émotion qui datent de bien avant cette période de sa vie. La quête initiatique va bien au-delà de ce traumatisme. C’est comme si le monde lui disait: éprouve quelque chose. On ne peut pas passer une vie entière à ignorer la souffrance. Son humour, sauver les autres, c’est sa réponse pour faire face à la souffrance. Mais elle va devoir enfin s’y confronter. Et palier l’urgence: trouver de l’argent, rapidement. Et en fonction de ses limites, elle s’essaie au travail du sexe. Et en particulier, le milieu sadomasochiste, où la douleur a toute sa place, ce qui va amener une large prise de conscience.
Kika est enceinte au moment du deuil: elle perd quelqu’un, mais elle attend aussi quelqu’un.
Manon Clavel La question qui se pose pour elle est une question que se pose de très nombreuses femmes, garder ou pas l’enfant.
Alexe Poukine Le film parle beaucoup du risque, il travaille l’ambiguïté. La maternité y est explorée sous différents angles. C’est à la fois un grand bonheur, et une énorme galère. La maternité n’a rien d’uniformément heureux. Kika a voulu ce bébé, mais une fois seule avec ce bébé, elle doit se demander pourquoi elle le veut? Est-elle capable d’élever un enfant qui ressemblera à cet homme? D’élever seule un enfant qui n’aura pas de père? Veut-elle que quelque chose continue de cet homme?
Manon, comment vous êtes-vous emparé du personnage?
Manon Clavel Quand j’ai reçu le scénario, et passé le casting deux jours après, j’ai eu l’impression de jouer le rôle intérieurement, dès le début. Ca a appuyé sur des choses qui me parlent énormément. En casting, j’avais l’impression que c’était déjà une répétition. Pour préparer le rôle, j’ai passé beaucoup de temps avec Alexe. Elle a une présence très singulière, je l’ai observée, j’ai essayé de la comprendre, car il me semble qu’il y a beaucoup d’elle en Kika. Un rôle, c’est toujours une synthèse entre le personnage et soi. Après avoir observé Alexe, j’ai cherché en moi, les ponts, les connivences. En même temps, trop de préparation, c’est le risque de figer le rôle, alors qu’on veut être surpris sur le tournage. Il faut laisser des vides à combler. C’est un équilibre délicat. Avec la costumière, on a réfléchi à comment Kika marche, se déplace. Et puis j’ai fait beaucoup de castings avec Alexe, il fallait s’assurer qu’il y ait une alchimie avec les autres comédiens et comédiennes. A chaque fois qu’Alex choisissait quelqu’un, ma mère, ma fille, mon mari, j’avais une clé de compréhension en plus. Chaque nouvelle proposition enrichit la nature de Kika. Jusqu’au dernier jour de tournage, c’est une recherche, de toutes façons.
Quel est le ton du film?
Alexe Poukine C’est une tragi-comédie. Il y a certains moments où on a dû arrêter de tourner parce que l’équipe riait trop.
Manon Clavel Parfois on était dans le tragique pur. Mais quand on était dans le comique, c’est aussi un comique qui y va à fond, des situations grotesques parfois.
Une façon de faire de l’humour sur des sujets très graves quand même, où on n’a pas l’habitude d’en voir?
Manon Clavel Ce que je trouve beau, astucieux, et humain, c’est que dans la vie, on connait tous des situations dramatiques, mais la vie continue. Je peux être en train de dire que ma mère est morte hier, et ma chaise peut céder en même temps. Je partage un moment hyper intense, et je me retrouve le cul par terre. La vie est aussi con que ça par moment. C’est la vie qu’on voit dans la film, à fond dans le tragique, dans le comique, mais toujours avec un décalage profondément humain. Rien ne console plus que de savoir qu’au fond, la vie continue.
Alexe Poukine Autour de Kika, il y a les autres, qui eux sont vivants, sa fille, sa mère qui a ses propres dossiers, son beau-père névrosé. Et les comédiens et comédiennes ont complètement adhéré au projet. Aux choses les plus bizarres. Avant de tourner, j’avais souligné plein de phrases dans le scénario, en me disant: ça, il faudra peut-être revoir. Et tout est passé.
Manon Clavel C’est encore plus vrai pour les comédiens qui jouaient les clients, qui venaient pour une seule scène, où ils étaient nus, dans des positions compliquées, hyper intimes. Ils ont été d’une rare générosité.
Alexe Poukine On a travaillé avec une coordinatrice d’intimité, et c’était absolument génial. Je pense qu’elle nous a permis d’aller encore plus loin. Etre hyper sure des limites des gens, ça a permis d’imaginer des choses que je ne me serais pas permise sans elle.
Pouvez-vous nous parler de la mise en scène?
Alexe Poukine Ce n’est pas un film qui se regarde, il n’y a pas de credo esthétique que l’on s’impose de respecter, on s’est laissé la liberté d’accompagner les séquences en fonction de leur énergie. Il n’y avait pas de pré-découpage. Ce n’est pas ma façon de penser. Chaque matin, on inventait la façon dont on allait filmer. Je n’ai aucun souci à changer d’avis, ce qui a demandé pas mal de souplesse à l’équipe, je l’en remercie. C’est un peu comme un saut à l’élastique collectif, comme le disait mon assistante réal.
Manon Clavel C’est ça aussi qui est plaisant, cette liberté. Contrairement à une grosse production où tout doit être cadré, ici il y avait de la place pour la recherche, un côté labo. C’est à la fois vertigineux, parce que ça fait douter de soi, mais à la fin de la journée, quand on a réussi, c’est hyper gratifiant.
Alexe Poukine Il y avait un vrai esprit d’équipe, on cherchait, tous ensemble, dans une énergie collégiale. Avec beaucoup de confiance. Comme je n’avais jamais fait de fiction, peut-être que ça a permis de lisser le sentiment de hiérarchie. Et puis peut-être parce que je suis une femme, que l’héroïne est une femme, il y avait la possibilité d’être vulnérable. Je n’avais pas peur de dire que je ne savais pas comment tourner une séquence. Du coup les gens osaient montrer leur vulnérabilité en retour, sans avoir peur d’être jugé.