Rencontre avec la cinéaste Sung-A Yoon, à l’occasion de la diffusion de son documentaire au BRIFF en Compétition Nationale, et lors de nombreuses projections accompagnées dans le courant de l’automne (voir à la fin de l’article).
Avec Overseas, Sung-A Yoon dresse le portrait d’une immigration économique au féminin peu visible, celle de ces femmes philippines qui s’exilent au service de riches étrangers pour nourrir leur famille. Le film souligne la tension paradoxale entre la force vitale de ces jeunes femmes qui rêvent d’un avenir meilleur pour elle et leur famille et leur immense vulnérabilité au sein des foyers où on les expédie comme de la marchandise. Un documentaire en quasi huis clos, au coeur d’une fabrique d’ouvrières mondialisées.
D’où vient l’envie d’aborder ce sujet?
Il y a plusieurs raisons, pus ou moins évidentes. Quand je faisais mes études à Bruxelles, je croisais les nounous philippines qui s’occupaient des enfants qui allaient à l’école britannique juste à côté. Je les observais, et j’étais curieuse de savoir d’où elles venaient, si elles avaient elles-mêmes des enfants. Le travail domestique est complètement invisibilisé, et ces interrogations sont restées en suspens pour moi. Pendant un moment, j’ai voulu faire un film de fiction sur les nounous parisiennes, mais c’était l’adaptation d’un livre dont les droits étaient déjà vendus.
Du coup j’ai fait de longues recherches, plutôt théoriques, je me suis intéressée de près à la question du travail domestique globalisé, à cette migration spécifiquement féminine, ces différentes communautés en mouvement. Puis je suis tombée sur le livre d’une sociologue philippine, Asuncion Fresnoza-Flot, Mères migrantes sans frontières, qui traite de la condition des travailleuses domestiques philippines en France et surtout à Paris, sous l’angle de vue de leurs liens familiaux. Comment entretiennent-elles des liens affectifs avec leurs enfants restés au pays? Qui s’occupe de ces enfants, la mère, la soeur, le père? Comment cela influe sur leur position au sein de la famille, et celle du mari?
C’est à ce moment-là que j’ai découvert le système philippin très cadré, avec ses formations, etc. J’ai rencontré par la suite un chercheur suisse, Julien Debonneville, qui faisait une thèse à ce sujet, les écoles du care aux Philippines.
C’est aussi en faisant le film qu’on découvre les multiples raisons pour lesquelles on le fait. Finalement, si on connaît dès le début toutes les raisons pour lesquelles on fait un film, je ne suis pas sure qu’on ait encore besoin de le faire! Lors du montage, j’ai soudain fait le lien avec mon film précédent, Full of Missing Links, un documentaire dans lequel j’allais à la recherche de mon père en Corée du Sud, que je n’avais pas vu depuis 20 ans. L’expérience de la séparation filiale que j’avais vécue, et mon expérience de l’exil, le choc culturel, l’arrachement affectif, tout cela faisait écho à l’expérience de ces femmes philippines.
Cette envie de cinéma se cristallise dans un lieu particulier, le centre de formation.
Le film s’étale sur plus ou moins 6 ans, j’ai fait beaucoup de repérages, trois voyages aux Philippines. J’ai moi-même suivi toute la formation que suivent ces femmes. Il y a beaucoup de cours différents, dans de très nombreux lieux. Plus les innombrables papiers à fournir, le suivi médical… C’est un processus assez long, et j’ai voulu avoir un aperçu très complet de la formation. J’ai visité une quinzaine de centres avant de choisir. J’avais besoin de voir ce qui était commun à tous les centres, et ce qui les différenciait.
J’ai finalement choisi le centre du film car le nombre de participantes y était plus réduit, et les lieux, avec l’appartement modèle, étaient très convaincants, d’autant que les espaces laissaient de la place pour la caméra. J’ai aimé sa cinégénie. Et la directrice et les enseignantes étaient des ex-abroad, des femmes qui avaient déjà l’expérience du travail à l’étranger. Je sentais que dans ce centre, j’aurais vraiment l’opportunité de rencontrer les femmes.
Les jeux de rôle proposés par la formation offrent des scènes très fortes dans le film, et soulignent un paradoxe, quand les jeunes étudiantes interprètent aussi bien les employées que les employeuses.
Ce qui était fort avec ces jeux de rôle, qui ont lieu dans le cadre d’un cours qui s’appelle Stress Management, c’est la facilité et parfois le plaisir avec lesquels les femmes endossaient le rôle de l’employeur tyrannique. C’était très frappant. Et pour celles qui endossaient le rôle de l’employée, il y avait une tension: on sait que c’est du jeu, mais quand elle sont dans des situations d’humiliation, leurs visages les trahissent. Elles sont sur le point de partir, et savent qu’elles vont être confrontées à ça.
Il y avait une vérité sur leur visage, dans le temps présent du jeu. Ca m’a rappelé Les Bonnes de Jean Genet, où les deux personnages de bonnes mettent en scène leur relation avec Madame, leur employeuse tyrannique, jusqu’à jouer sa mise à mort, il y a quelque de l’ordre de l’exutoire. Ca me permettait aussi d’évoquer les situations à l’étranger sans y aller, en restant aux Philippines. C’était un dispositif très cinématographique.
Un dispositif qui permet qui plus est de rester dans le point de vue de ces femmes, que ce soit ce qu’elles ont vécu, ou ce qu’elles projettent. La plupart des situations vues dans le films ont été vécues par certaines, qui les ont remises en scène.
On les voit aussi beaucoup dans leur sororité. Elles discutent entre elles, et sont très lucides sur leur situation, notamment quand le président des Philippines les désignent comme des héroïnes de la nation…
Il me semblait très important de capter cette sororité, c’est quelque chose de très prégnant, il y a beaucoup d’échange d’informations entre elles. Au fur et à mesure du tournage, leur groupe se rapprochait, et je trouvais ce mouvement très beau. Et c’est vrai qu’aux Philippines, on les appelle depuis des années « les héroïnes de l’économie », car elles font vivre le pays grâce à l’argent qu’elles envoient chaque mois à leurs familles. Mais elles ne sont pas dupes. Elles se sacrifient, ça n’en fait pas forcément des héroïnes.
Je pense qu’on les encense, on les encourage, mais la réalité du travail à l’étranger est très dure. Avec leur famille, elles sont valorisées car elle sont la source de revenu, elles ont le pouvoir économique. Et pourtant, il y a un vrai décalage entre la réalité de leur travail, et ce que les gens en perçoivent. La violence de ce qu’elles vont vivre à l’étranger est très peu perçue par leurs familles. D’autant qu’elles retiennent l’information pour n’inquiéter personne.
J’ai rencontré des enfants de femmes parties à l’étranger. Grâce au pouvoir économique de leurs mères, ils se retrouvent dans des écoles privées, mais on sait que leurs mères font des ménages, et ils sont dévalorisés auprès des autres enfants. C’est vraiment très complexe, cette pseudo réussite sociale.
Il y a un décalage entre leur étiquette d’héroïne des Philippines, et notre vision de cette servitude mondialisée, et la marchandisation des travailleuses.
Dans le film, à la fin, il y a un plan où une mère quitte son enfant qui dort pour partir travailler à l’étranger. Une réalisatrice m’a dit à ce propos: « J’ai vu dans ce plan la violence de la conséquence de notre monde capitaliste et ultra-libéral ». Quand on voit cette femme quitter cet enfant, on se dit: « Mais comment se fait-il que dans notre monde, des femmes doivent quitter leur enfant de 3 ans pour partir pendant des années à l’étranger, juste pour faire subsister leurs famille? »
C’est ce que j’essaie d’interroger dans le film, et me plaçant du point de vue de ces femmes, en faisant en sorte que le spectateur puisse s’imaginer à leur place, et susciter empathie et compassion. On s’interroge toujours sur la portée d’un film. C’est peut-être le début d’un changement, cette compassion.
Ces femmes ne sont jamais montrées comme des victimes, malgré la situation, vous soulignez qu’elles sont actrices de leur destin, notamment en les écoutant exposer leurs rêves de vie.
Oui, c’était évidemment très important de ne pas les montrer dans une position victimaire, au contraire. Comme j’ai eu une approche très théorique à la base, tout l’enjeu du film, c’était de s’éloigner du film à charge, informatif ou dénonciateur. Je voulais adopter leur point de vue pour casser les stéréotypes qui collent à leur peau. Toutes les études montrent que les femmes philippines sont les Rolls Royce des domestiques au niveau mondial, elles sont recherchées, on dit qu’elles sont « naturellement » faites pour s’occuper des enfants, qu’elles sont « naturellement » dociles, qu’elles s’adaptent très bien. Il y a une caractérisation de l’asservissement dans leur caractère. C’était très important que le film les montre dans leur profonde singularité. Il fallait retourner le miroir. C’est très choquant de réduire un peuple tout entier à ces quelques qualificatifs.
Ce me parlait aussi intimement, parce que moi, ayant eu cette expérience de quitter la Corée pour la France, d’avoir un physique asiatique en Europe, j’ai aussi vécu cette assignation identitaire, qui a fait de moi une étrangère avant d’être une personne aux yeux de beaucoup. C’est quelque chose que je vis au quotidien. Cela me tenait à coeur dans ce projet de défaire ces stéréotypes. A la fin du film, on finit dans un bus, avec de gros plans sur les visages de toutes ces femmes, qui sont devenues de vrais personnages. Le groupe a révélé une myriade de personnalités, de questionnements. Que le spectateur ait l’impression d’avoir fait connaissance avec des êtres humains, dans leur humanité, c’était mon objectif.
Dates de diffusion
15/09 @ Cinéma Caméo (Namur) : en présence de la réalisatrice
16/09 @ Cinéma Churchill (Liège) : en présence de la réalisatrice
17/09 @ Imagix (Tournai) : en présence de la réalisatrice
28/09 & 02/10 @ Documentary Film Festival Leuven : en présence de la réalisatrice
06/10 @ Cinéma Ecran (Ath) : en présence de la réalisatrice
08/10 @ Palace (Bruxelles) : en présence de la réalisatrice
22/10 @ Cinéma Vendôme (Bruxelles) : en présence de la réalisatrice et d’Amnesty International
12/11 @ Centre Culturel de Genappe : en présence de la réalisatrice