Avec Shift, Pauline Beugnies livre une réflexion incarnée sur les nouvelles précarités que tisse le monde du travail contemporain, un monde qui célèbre l’indépendance pour mieux isoler les travailleur·ses. Une course contre la montre pour sauver le peu de droits sociaux qui résistent à l’uberisation en marche de la société. Pas l’uberisation de l’économie collaborative et participative, mais plutôt celle de l’instabilité et de la précarité.
JB pédale, de plus en plus vite, de plus en plus loin, de plus en plus longtemps, grisé par la vitesse, l’adrénaline et les endorphines. Mais JB n’est pas coureur cycliste. JB est coursier. Et finalement, tout avait plutôt bien commencé…
Pourtant, c’est devant le Palais de Justice de Bruxelles que débute le film. Sur les marches de la loi, au rythme des chiffres égrenés par JB. 1 année, 20.000 kilomètres, 5000 commandes. L’homme face à la machine. Deliveroo attaque JB en justice.
JB, l’un des premiers livreur à vélo de la capitale, l’un des plus efficaces. Une star, en quelque sorte, un héros. D’ailleurs, il est à tu et à toi avec le boss de Deliveroo Belgique. On découvre son quotidien, au fil d’une sorte de journal intime filmé, de récit à la première personne. Il revient sur son parcours, qui commence comme une quête d’émancipation, alors que sans le savoir, il fonce droit dans le mur.
Quand JB fait ses premiers pas dans l’univers de Deliveroo, il se cherche, le vague à l’âme et l’incertitude dans la carrière. Un peu artiste, beaucoup paumé, il voit dans le job de coursier se dessiner les contours d’un boulot cool et moderne, voire écolo. Il intègre vite une vraie communauté, qui s’est d’ailleurs donné un nom, la communauté Roue. C’est un état d’esprit, être livreur. Une grande famille même, avec en pater familias bienveillant, le chef de Deliveroo Belgium, qui veille sur ses ouailles, et encourage les bons élèves.
Mais petit à petit, la situation dégénère: le service client est délocalisé, la plateforme emploie de plus en plus de livreurs indépendants, jusqu’à ce que l’indépendance devienne la norme, et que les livreurs anciennement salariés voient fondre leurs droits comme neige au soleil. L’eldorado Deliveroo se mue en #slaveroo, et presque comme une pulsion, JB, pourtant réservé, prend la tête de la contestation. Il devient le héros malgré lui d’une révolte des travailleurs, qui bientôt se mondialise comme le travail. Les livreurs Deliveroo européens se retrouvent à Bruxelles pour protester contre le statut qu’on leur impose et leurs conditions de travail. La course devient lutte.
JB – alias Jean-Bernard Robillard, qui a co-écrit le film avec la réalisatrice – incarne le travailleur anonyme de la nouvelle économie, lui prête sa voix et sa chair. Shift roule à toute allure pour dresser le portrait, usant d’outils presque fictionnels, la première personne, une BO énergique, un montage percutant qui alternent les matériaux filmés, notamment les images subjectives de JB à la GoPro, au boulot et à la révolte.
Faire sortir de l’anonymat le livreur Deliveroo, cette silhouette devenue incontournable en quelques années à peine dans le paysage urbain, et plus encore depuis le début de la crise du Covid, nous oblige nous, public, à réévaluer notre usage de ces plateformes en ligne tellement intuitives et immédiates, et à voir que derrière ce service défiant toute concurrence, forcément, il y a un loup, et comme souvent, c’est le spectre de conditions de travail détériorées qui usent et mésusent des travailleur·ses.
Shift sera diffusé dès demain 1er mai, date ô combien symbolique, sur la toute nouvelle plateforme en ligne créée par le CVB, nosfuturs.net, plateforme de créations documentaires et transmédias pour mieux comprendre les mondes qui viennent, avec comme première thématique « Le travail qui vient ».
Le film sera également diffusé le lundi 3 mai à 21h05 sur La Trois.