Sarah Hirtt: « J’avais envie de cette échappée, de repenser le vivre-ensemble à travers cette fratrie »

Sarah Hirtt s’est fait connaître en 2013 avec son film de fin d’études, En attendant le dégel (avec François Neycken, Jean-Jacques Rausin et Claire Beugnies), sélectionné à Cannes dans le cadre de la Cinefondation, où il reçut le deuxième Prix des mains du Jury présidée par Jane Campion, rien que ça. La cinéaste réalise ensuite Javotte, avant de se lancer dans l’éprouvante aventure du long. Avec Escapada, qui sort ce mercredi dans les salles belges, elle continue à explorer les complexité des liens familiaux, et s’interroge sur la notion d’héritage. C’est quoi un héritage? De l’argent? Des terres? Une histoire? Au passage, elle questionne également notre société, et notre capacité à aller au bout de nos convictions… ou pas.  

Sarah, quel est votre parcours?

J’ai 33 ans, j’ai étudié les langues romanes à l’ULB, puis la réalisation à l’INSAS, dont je suis suis sortie en 2012 avec mon film de fin d’études qui a fait toute une série de festivals, En attendant le dégel. C’est là que j’ai rencontré mon producteur, Patrick Quinet, avec qui j’ai réalisé mon 2e court, Javotte, et mon premier long, Escapada.

D’où vient ce projet?

C’est un mélange de plusieurs envies. Je voulais parler à nouveau d’une fratrie obligée de se retrouver, mais aussi repartir vers l’Espagne. C’est un pays que j’aime beaucoup, et j’avais très envie de parler du mouvement des indignés du début des années 2010. J’y suis retournée après mes études, j’ai rencontré plein de gens, je me suis interrogée sur la problématique du logement suite à l’explosion de la bulle immobilière. J’ai rencontré des gens qui faisaient partie du mouvement Okupas, un mouvement de squat très politisé. J’ai eu envie de mélanger ces histoires pour parler de la notion de vivre-ensemble. Que ce soit au sein d’une famille avec des frères et soeurs aux choix de vie très différents, ou au sein d’une communauté qui défend des valeurs de désobéissance civile et de solidarité.

C’est un terreau de fiction fertile, les fratries?

C’est une belle source de conflits, ces personnages ont des visions de la vie très différentes, mais comme ils appartiennent à la même famille, il y a des moments de la vie où ils sont obligés de coexister et prendre des décisions ensemble. Ca me plait de mettre ensemble des personnages qui n’ont pas du tout envie d’être ensemble! Evidemment, ici, ils ont tous des projets différents pour cet héritage, ce qui va créer des conflits, et cristalliser leur vision du monde et de la société.

Dans leur cas cet héritage est à la fois matériel, sentimental… Il s’agit aussi bien de pierres que d’une histoire.

Je me posais justement beaucoup de questions il y a quelques années, car c’est une situation que j’ai vécue. Il y a un rapport à l’histoire de la famille, mais aussi cet argent qui tombe du ciel. Comment gérer ça? Ils ont été déconnectés de leur passé familial en Espagne. La cadette a un rapport sentimental à la maison, alors que Gustave a un rapport plus financier, vue sa situation, et Jules lui y voit un lieu de vie communautaire où developper des projets sociaux et solidaires.

Cet héritage, c’est aussi une nouvelle vie à écrire?

Oui, Gustave lui y voit une solution à ses problèmes financiers, Lou à ses envies d’ailleurs, et Jules un moyen d’affirmer ses valeurs anti-capitalistes, tout en ayant une certaine stabilité et sécurité qu’il n’arrive pas à avoir dans sa manière de vivre de squat en squat, vivant dans la précarité alors qu’il est père de famille.

Il y a une vraie tension entre utopies sociétales et responsabilités familiales, notamment dans le cas de Jules.

Oui, je voulais observer cette dissonance cognitive entre nos idéaux, les valeurs qu’on défend, et la manière dont on peut se comporter au sein de cette société, qui parfois rentre en résistance par rapport à nos convictions. Moi je le vis au quotidien, et mes personnages aussi. Leurs contradictions, c’est ça qui m’intéresse. Avec le film, j’avais envie de semer des graines de réflexion en étudiant différentes options. Comment peut-on se remettre en question? Vivre ensemble autrement? Je voulais explorer ça sans manichéisme. Chez chaque personnage, il y a des choses qui fonctionnent, d’autres non.

Escapada-Sarah_hirtt

Imaginer tout ça ailleurs, en Espagne, c’était nécessaire?

L’Espagne amène un côté lumineux, coloré, je voulais faire un feel-good movie. Je veux que le spectateur sorte du film avec une énergie positive. En Espagne, il y a cette énergie participative collective. J’ai d’ailleurs travaillé avec des comédiens amateurs qui ont ces idéaux anti-capitalistes, anti-patriarcaux, anarchistes, l’Espagne a un côté politisé très ancré dans l’histoire. J’avais envie de ce voyage, de cette échappée. De ce fourmillement collectif.

L’esthétique est très naturaliste…

Oui, on a beaucoup travaillé en lumière naturelle. J’apporte beaucoup d’importance aux repérages, aux choix des décors, des costumes. Le moment de la journée où on va tourner pour les lumières. Ça amène une poésie très réaliste. Je ne voulais pas faire un film trop sophistiqué, ça ne correspondait pas au propos, et ça nous a amené beaucoup de liberté de mouvement, et de beaux moments d’improvisation. J’aime bien qu’un plateau de cinéma ne ressemble pas à un plateau de cinéma mais à la vraie vie. Limiter les contraintes pour capter l’énergie et la spontanéité des acteurs, surtout celle des comédiens amateurs. Même à l’étalonnage, je voulais une beauté simple, naturelle. Quelque chose de vivant.

Parlez-nous un peu du casting. 

J’avais travaillé avec François Neycken dans mon film de fin d’études, et je voulais retravailler avec lui. Gustave est un personnage parfois rabat-joie, et je comptais sur l’empathie naturelle de François. Raphaëlle Corbisier, je l’ai vue dans sa pièce de fin d’études à l’INSAS. Elle était incroyable, alors je lui ai proposé de passer le casting. Elle est formidable, elle a une vraie réflexion sur son travail. Pour Yohan Blanca, c’était un rôle difficile à trouver, il fallait un vrai hispanophone. J’ai choisi Yohan, car il avait plein de liens avec le personnage de Jules. Les trois n’ont que peu d’expérience au cinéma finalement, ça me plaisait d’avoir cette fraîcheur, même si c’est difficile de vendre un film sans têtes connues.

C’est dur de faire un premier long métrage?

C’est compliqué car c’est un travail de longue haleine, et il faut arriver à être assez résistant, persévérant. J’ai dû beaucoup chercher le film et le point de vue à l’écriture. Et puis le financement prend beaucoup de temps. Mais le plus grand défi, c’était de gérer les choses émotionnellement. Je doute beaucoup, je remets beaucoup les choses en question, et j’ai dû apprendre à me faire confiance. On passe par des moments de joie extrêmes, et des moments de désarroi. Ca demande une grande maîtrise des émotions!

Quel est votre engagement de citoyenne et de cinéaste, notamment dans le combat pour une meilleure reconnaissance des femmes dans le milieu de l’audiovisuel?

J’ai l’impression de ne jamais avoir rencontré en tant que réalisatrice de difficultés liées à mon genre. J’ai trouvé un producteur, mon film a été financé, je n’ai pas eu à subir des remarques désobligeantes sur les plateaux. Mais je constate qu’on éduque les filles à être des bonnes élèves, des études le confirme. On a tendance à vouloir bien faire, être très réceptives au regard des autres, alors que les garçons, on leur apprend plutôt le courage, l’audace. Peut-être que mes doutes sont en partie liés à mon éducation de fille. Dès la petite enfance, il faut éduquer les petites filles à être audacieuses.

Je suis les actions du collectif Elles font des films, et les soutient. Personnellement, je suis investie au sein de l’Association des Réalisateurs et Réalisatrices Francophones, où j’ai envie de mener des combats pour plus de diversité en général dans le cinéma. Il faut des changements structurels, notamment au niveau des programmateurs de festival, qui ne reflètent pas forcément la diversité des profils des spectateurs. Je voudrais aussi mettre un pied dans l’enseignement du cinéma. A l’INSAS par exemple, aucun cours n’était donné par une femme réalisatrice de fiction en 5 ans quand j’y étudiais! Quand on manque de modèles, c’est difficile de se positionner!

Quels sont vos projets?

J’écris mon nouveau long métrage, Les Cyclopes, avec lequel j’ai participé au Boost Camp. Je démarre l’écriture, et cherche un.e co-scénariste. L’idée de base des Cyclopes, c’est une jeune mère qui accouche d’un enfant intersexe, qui présente une ambiguïté des organes sexuels, on ne sait donc pas si c’est une petite fille ou un petit garçon. Pour elle qui vient d’un milieu plutôt bourgeois et très normé, elle se retrouve complètement déstabilisée, face à la proposition d’opération précoce pour normaliser l’enfant. Je ne veux pas en faire un drame intimiste, mais un film positif, joyeux et lumineux, malgré ce sujet complexe.

J’ai aussi envie de refaire du court métrage. Le long, ça prend tellement de temps et d’énergie, que j’ai envie de continuer à faire du court, pour retrouver un peu de liberté, et tester des choses. Mais bon, j’ai une idée de film ou de série par semaine, il faut que je canalise tout ça!

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