Avec son bouleversant documentaire Sans frapper, diffusé un peu partout dans le monde et qui sort désormais en Belgique, la réalisatrice Alexe Poukine s’attache à déconstruire les représentations que l’on se fait du viol et des violeurs, et transforme l’histoire d’un viol singulier en l’histoire d’une expérience collective des violences sexuelles induites par une société patriarcale qui tarde à s’interroger sur ce mal systémique.
Ada a 19 ans. Elle a la vie devant elle, et tout à apprendre, notamment l’amour. Elle rencontre un garçon, un ami, qui va la violer, à plusieurs reprises. Ada a 29 ans, et elle confie son histoire aussi indicible qu’inaudible à une réalisatrice, qui choisit de la faire interpréter par un choeur de femmes, qui prêtent leurs voix et leurs corps à ce récit de la violence patriarcale. Autant de visages qui forment un « nous » salvateur pour replacer l’histoire d’Ada dans un système qui nourrit ce qu’on commence à définir comme une véritable culture du viol.
Pourtant au premier abord, l’histoire d’Ada interpelle. Elle ne cadre pas avec les représentations que l’on se fait du viol, ce viol fantasmé par ses récits fictionnels. Pas de nuit noire, pas de ruelle sombre, pas d’inconnu menaçant armé d’une lame luisante. Non. Ada connaît son agresseur. Elle a accepté d’aller manger chez lui. Elle a accepté de l’embrasser. Elle l’écoute parler de films pornographiques, même si ça la met mal à l’aise. Plus tard, Ada retourne chez son agresseur. Son agresseur, lui, n’est pas un vieux pervers menaçant. C’est un camarade étudiant. C’est même l’ex-petit ami de sa colocataire. Un jeune homme bien sous beaucoup de rapports.
Cette distance entre l’expérience d’Ada, et l’idée que l’on se fait du viol rend sa parole presque impossible. Alors pour contourner la violence d’un témoignage qui nuirait à sa victime, Alexe Poukine le démultiplie, le faisant rejouer à une succession de femmes, et quelques hommes. Ceux et celles-ci incarnent les mots d’Ada, mais sont aussi invités dans un deuxième temps à réfléchir à l’interprétation qu’elles et ils en ont faite. Multipliant les possibilités d’identification du spectateur, ces différentes personnalités qui portent le récit d’Ada sont aussi autant de versions des possibles réactions que suscite son récit.
Mais cette confrontation à l’histoire d’Ada va renvoyer ses différents interprètes à leur propre histoire, celle par exemple d’une jeune femme encore terrassée aujourd’hui par les violences sexuelles qu’elle a subies dans son enfance, celle d’une chanceuse qui a échappé au viol alors qu’elle a vécu sa jeunesse en toute liberté, celle d’un homme qui comprend qu’il a lui aussi pu être ce violeur. L’histoire individuelle d’Ada est l’histoire de toutes et de tous. Elle est l’histoire d’une société traversée par une culture du viol endémique. Elle est l’histoire de cette notion de consentement qui commence tout juste à émerger dans le débat public depuis l’affaire Weinstein et la libération de la parole qu’a représenté #metoo.
A l’image de Mitra, ou de By the Name of Tania, qui brouillaient les frontières de la fiction pour renforcer l’impact du témoignage de leurs victimes, Sans frapper déroule avec puissance un dispositif fort nourri de détours fictionnels qui permet de donner corps à un récit ultra-contemporain pourtant universellement ancré dans l’histoire, celui d’une masculinité toxique et d’un patriarcat aveugle qui soumet les femmes au désir des hommes, en toute impunité ou presque.