« Il y a huit ans, j’ai commencé à faire des recherches approfondies sur la problématique de la surveillance et du contrôle. Après de nombreuses lectures (philosophie, architecture, Histoire, sciences politiques), alors que j’étais noyée sous l’accumulation des idées, j’ai un jour posé ma loupe sur un objet banal et ordinaire de notre paysage anthropologique : le fil barbelé. »
De ces recherches, Sophie Bruneau a tiré un film, The Devil’s Rope, qui conte donc l’histoire de cet outil universel et familier : le fil barbelé.
Elle remonte aux premiers colons, à l’esprit de Conquête et à la chasse au sauvage. Elle s’ancre dans l’espace-temps de l’Ouest américain.
C’est l’histoire d’un petit outil agricole qui bascule en histoire politique et s’emballe avec le train du capitalisme.
C’est l’histoire de l’évolution des techniques de surveillance et de contrôle. L’inversion d’un rapport entre l’Homme et l’animal.
C’est l’histoire du monde de la clôture et de la clôture du monde.
« J’ai orienté mon regard vers les États-Unis, pays où le fil barbelé fut breveté puis indistrualisé, à la fin du 19e siècle », précise la réalisatrice. « Je me suis intéressée à ses origines, son évolution technique, son développement industriel et sa part active dans le mouvement de la conquête de l’Ouest.
J’ai appris sa vocation agricole puis son détournement en agent politique. Le fil barbelé est la première étape dans la virtualisation des dispositifs de contrôle et de surveillance : c’est le mur transparent. Il représente la première technique moderne de gestion politique de l’espace, celle qui ouvre la voie à toutes les autres.
J’ai été saisie par la force révélatrice du fil barbelé et la possibilité de raconter, à travers lui, tout un pan significatif de l’histoire contemporaine. Le fil mène tout droit à notre modernité.
Il fait lien entre la simple clôture, les résidences surveillées, les caméras infrarouges ou la sélection du checkpoint. J’ai compris que je pouvais tirer ce fil pour éclairer l’ici et maintenant, c’est-à-dire ce qui nous entoure, nous domine et, aussi, nous échappe.
Mes repérages aux États-Unis au printemps 2011 ont été décisifs. J’ai découvert une richesse de matériau à De Kalb, petite ville de l’Illinois surnommée encore aujourd’hui ‘The Barb City’ ! J’ai mis la main sur une incroyable iconographie autour de la vocation agricole du fil et aussi sur la première petite machine bricolée par un fermier inventeur qui eut l’idée, géniale et diabolique, de twister deux fils de fer autour d’une barbe pointue…
Après ‘The Barb City’, j’ai poursuivi mon mouvement vers l’Ouest, suivant le cours de l’Histoire jusqu’à la frontière mexicaine. J’ai réalisé ma propre conquête du récit, à la rencontre de différentes figures attachées au fil. Tout au long de mon voyage, j’ai eu cet étonnement que l’on ressent à observer un paysage à partir d’un point précis, quand le critère sélectif devient une machine à produire du sens. Le fil barbelé, c’est-à-dire la clôture, est devenu mon prisme pour regarder le monde, notre monde.
J’ai traversé la réalité d’un pays avec sa palette d’arrières-plans, faisant des rencontres pour le moins inattendues, observant chaque jour de nouveaux paysages dont l’immensité se mariait en permanence aux marques d’exclusion. Ce pays de l’espace a ceci d’exceptionnel qu’il révèle physiquement un trait général de nos sociétés occidentales : le monde est devenu une grande clôture. Je le voyais, je le vivais et je pouvais le raconter comme nulle part ailleurs pour la raison que c’était inscrit là, dans le temps et dans l’espace.
Au bout du voyage, riche de mes découvertes avec les gens, les situations et les paysages, j’ai commencé à tisser ma toile narrative à travers un matériau original dont les éléments épars se sont mis à résonner ensemble. J’ai créé des liens entre nature et culture, passé et présent, surveillance et contrôle. ‘La Corde du Diable’ a pris la forme d’un essai subjectif et politique. Les éléments qui le composent s’articulent selon des logiques qui permettent de saisir à quel point il y a une animalisation de l’Homme qui s’opère peu à peu à travers l’évolution des techniques de surveillance et de contrôle. »
Sorti dans les salles en mars, The Devil’s Rope est aujourd’hui disponible en DVD avec deux bonus consistants.
Le premier est un documentaire de 23 minutes intitulé L’Amérique fantôme. Sophie Bruneau y scanne un lieu de transit à Nogales, ville frontière entre les États-Unis et le Mexique, où des migrants attendent de rentrer chez eux. Ils viennent d’être reconduits par la police des frontières américaine. Parmi eux, 4 jeunes mineurs d’origine mexicaine racontent leur première expérience de « la traversée du Mur » par le désert de Sonora. Depuis dix ans, cette zone dangereuse située au sud de l’Arizona est devenue un couloir de la mort.
Animal on est mal est un autre documentaire consacré lui aussi aux barbelés. Plus court (11’), il a tourné dans quelques festivals où il a rendu quelques cinéphiles très accros (au film barbelé donc 😉 )
Comme des images animées sont quand même idéales pour vous faire découvrir un film et vous donner envie de le visionner, voici la bande-annonce.
Séduits? Nous vous offrons ICI trois exemplaires du DVD