« Rien à f**tre », ultra moderne solitude

"Rien à foutre" de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre

Avec Rien à foutre, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre accompagnent le retour au pays de Cassandre, hôtesse de l’air dans une compagnie low cost, qui s’enlise dans un présent éternel passé au filtre hyper-saturé de la vie contemporaine en attendant de faire face au deuil qui l’attend, magistralement interprétée par une Adèle Exarchopoulos saisissante. Retour sur cette ultra moderne solitude, suite à la présentation du film en Compétition à la Semaine de la Critique.

Cassandre, 26 ans, est hôtesse de l’air chez Wing, compagnie sérieusement low cost. Basée à Lanzarote, elle enchaîne les vols et écume les dance floors. Elle swipe les hommes sur Tinder, comme elle swipe ses journées, enfermée dans un éternel présent. Cassandre vit au jour le jour, son quotidien semble imperméable au temps, et même à l’espace, une ville en efface une autre, une nuit en efface une autre.

Rien-A-Foutre

Sa devise? Cassandre hésite entre « Carpe Diem », son pseudo Tinder, et « RAF – Rien à foutre ». L’avenir? Quel avenir? Elle veut juste vivre aujourd’hui, sans liens, sans attaches. Autour d’elle, une armada de jeunes gens qui comme elle oublient leur désenchantement en s’envoyant en l’air, petits soldats souriant d’une économie mondialisée et uberisée. Ils et elles mènent une vie passée au filtre des réseaux sociaux et des applications de rencontre, des vols à 15 euros et des drogues bon marché. Derrière les sourires de rigueur, ce sont autant de détresses et de solitudes qui se croisent, sans jamais vraiment se rencontrer.

Car le sourire est un muscle, et comme tous les muscles, il se travaille. C’est ce qu’apprend Cassandre lors d’une formation pour devenir cabin manager. Elle apprend aussi que ses émotions n’ont pas leur place dans l’habitacle. Pourtant, Cassandre va transgresser les ordres, trouver son émancipation dans la rébellion. Son empathie va faire d’elle un grain de sable trop gênant pour cette machine bien huilée, et la renvoyer à la case départ.

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Il faut dire que si Cassandre tient tant à s’oublier, c’est qu’elle cherche la force de se trouver. Et se trouver pour Cassandre, c’est aussi faire un deuil, celui de sa mère, disparue subitement. Pour pouvoir avancer, Cassandre va paradoxalement devoir s’arrêter, et prendre le temps. Le récit change alors de rythme, se déployant dans une seconde partie plus sombre à l’image, mais lumineuse dans les coeurs.

Cassandre quitte son costume, et le maquillage qu’elle porte comme un masque. Elle se pose, s’arrête. Elle discute, recrée du lien, s’interroge. Enfin, entourée de son père et de sa soeur, qui chacun gère la crise à sa façon, elle est prête à faire son deuil.

Aux deux temps de l’histoire répondent deux ambiances, esthétiquement opposées. La première partie du film compose le récit elliptique d’un présent infini, où l’héroïne, pourtant toujours en mouvement, semble faire du surplace. Symboliquement, c’est quand elle s’interrompt et s’accroupit pour discuter avec une passagère dont elle ne parle pas la langue, que l’on pressent que l’histoire va nous emmener ailleurs, autrement. Dans les airs, l’image est hyper saturée, sur-éclairée à l’image des aéroports et des cabines d’avion. Les scènes plus intimes sont éclairées avec un spot frontal, les protagonistes y sont souvent flous, out of focus, au sens propre, et surement au sens figuré.

La deuxième partie du récit offre une rupture de rythme, prend le temps d’observer le processus de deuil, mais aussi la vie qui l’entoure, les moments de joie, d’amour et d’amitié qui s’immiscent dans les interstices laissés par le désarroi et la tristesse. Finis, pour un temps, le travestissement et la comédie des apparences. Alors que Cassandre disparait dans la nuit du jardin de la maison familiale, on s’approche encore un peu plus d’elle, pour mieux la rencontrer, et partager ses joies, et sa peine.

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Adèle Exarchopoulos, impressionnante de bout en bout, aussi bien dans la chorégraphie de l’hôtesse qui s’oublie dans les airs que dans le retour de l’enfant pas si prodigue qui cherche sa place, incarne avec brio cette comédie, ou disons cette performance de la solitude contemporaine. Face à elle dans la seconde partie, Mara Taquin, dans le rôle de sa soeur, et Alexandre Perrier dans celui de son père enrichissent à merveille la partition d’Adèle Exarchopoulos, se mettant au diapason pour composer une famille endeuillée mais profondément aimante.

Emmanuel Marre et Julie Lecoustre livrent avec Rien à foutre une variation intelligente, surprenante et séduisante sur l’uniformisation des corps et des esprits, d’une vie vécue comme sous le filtre des réseaux sociaux, une vie immobilisée qui défile à 100 à l’heure, une vie d’hyper-sollicitation constante où l’attention vraie à soi comme aux autres est devenue une denrée rare. Ils signent à quatre mains un manifeste mélancolique où surgissent quelques éclairs de joie sur notre ultra moderne solitude, un cinéma spontané nourri d’imprévus, qui s’inscrit dans une éthique et une esthétique passionnément artisanales.

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