En mai 2012 est dévoilé à l’occasion du Festival de Cannes A perdre la raison, le 5e film de Joachim Lafosse. Cinéaste aguerri des sujets âpres et rugueux, il relate ici la chute abyssale d’une mère de famille infanticide (sublime Emilie Dequenne), cherchant non pas à juger, mais à comprendre son geste.
L’histoire
Un généreux médecin ramène en Belgique un jeune garçon marocain qu’il élève comme s’il était son fils. Quand le garçon, devenu adulte, tombe amoureux et fonde une famille, sa jeune épouse se retrouve enfermée dans un climat affectif irrespirable qui mènera insidieusement à une issue tragique. Au fil de la naissance des enfants, la dépendance du couple envers le médecin devient excessive. L’altruisme sans limite du docteur se mue en pouvoir.
Comment?
Avec méthode, intensité, et surtout pudeur, Lafosse accompagne, année après année, l’annihilation de Muriel, amoureuse et mère, qui s’enfonce et s’efface chaque jour un peu plus dans un quotidien à la fois banal et monstrueux. Lessivée par les tâches ménagères, engoncée par la promiscuité, étouffée par son mari, qui s’éloigne peu à peu, et par son beau-père, qui se rapproche toujours plus du noyau familial, elle perd pied, se mure dans le silence et la soumission. Emilie Dequenne, servie par une construction dramatique axée sur le quotidien et évitant le sensationnalisme, livre une performance magistrale, à son apogée dans deux séquences hors champ, au téléphone. Elle est entourée par Tahar Rahim, qui confirme dans un rôle difficile tous les espoirs placés en lui, et Niels Arestrup, parfait dans le rôle de ce père dévorateur, entre l’ogre et le trou noir.
Une fois encore, Joachim Lafosse s’interroge sur nos limites, nos limites en tant qu’être humain, et en tant que spectateur. Le film dresse le portrait d’une femme, et en creux, le portrait d’une famille dysfonctionnelle, brisée par la promiscuité, et la trop grande porosité des rôles. Le père dévorateur, Niels Arestrup, s’immisce sans cesse dans la cadre du jeune couple, franchissant les frontières de leur intimité. A l’image de cette présence souvent oppressante, et sans cesse larvée, le cadre compte un grand nombre d’amorces, d’angles morts un peu flous, comme si l’on observait la perte de ce couple par une porte entre-baillée, comme s’il n’y avait pas d’intimité possible pour eux.
Comme dans ses films précédents, mais aussi les suivants (Les Chevaliers Blancs, dans une autre mesure L’Economie du Couple), la force du regard de Joachim Lafosse tient dans sa volonté de comprendre ceux que l’on considère au plus vite comme des monstres, sans chercher à connaître le cheminement qui les a conduits à l’irréparable. Il n’y a qu’aucune raison singulière à l’acte fou de Muriel, mais bien une multitude de frustrations, une accumulation d’épuisements, qui lui font perdre de vue la réalité, et s’enfoncer dans une spirale infernale dont elle ne parviendra pas à s’échapper.
Le contexte
Dévoilé à Cannes donc, le film impressionne par sa maîtrise et son intensité, et par la prestation habitée d’Emilie Dequenne, qui reçoit d’ailleurs le Prix d’interprétation de la section Un certain regard. Le film est acclamé, est rencontre un beau succès en Belgique, où il sort dans la foulée, puis quelques semaines plus tard en France. Il est sélectionné pour représenter la Belgique aux Oscars, et triomphe à l’occasion des 3e Magritte du Cinéma, où il remporte les Prix du Meilleur film, Meilleure réalisation, Meilleur montage et Meilleure actrice.
En mai dernier, le réalisateur revenait pour nous sur cette expérience: