La nouvelle série de la RTBF, Invisible, fait l’évènement. D’abord, parce que ce n’est pas tous les jours que la chaîne diffuse de la fiction belge en prime time, même si on y a pris goût avec La Trêve, Ennemi Public ou Unité 42. Ensuite, parce que mine de rien, Invisible réinvente le genre… avec genre!
La série s’aventure du côté du fantastique, l’ancrant dans un territoire on ne peut plus réaliste, et s’accrochant toujours du côté de l’humain. C’est notamment ce que nous explique Marie Enthoven, sa créatrice et scénariste (avec les co-scénaristes Bruno Roche et Nicolas Peufaillit), ou encore sa showrunneuse (la chef de projet en somme) comme disent les anglo-saxons.
La scénariste belge a débuté en co-écrivant un court métrage d’Alexis Van Stratum, Classes vertes, avant de réaliser ses propres courts métrages (Taxistop en 2014 et Naïve en 2012). Elle a depuis oeuvré sur de nombreuses séries, on la retrouve par exemple au générique d’E-legal et Unité 42. Elle fait également partie de l’aventure 1985, hyper-série belge coproduite par la VRT et la RTBF, aux fortes ambitions internationales, qui reviendra sur les mythiques Tueurs du Brabant.
Avec Invisible, elle est sortie de sa zone de confort, se voyant confier un projet auquel rien ne la prédestinait, pour mieux ramener le fantastique vers son imaginaire de fiction, fait de drames familiaux et de questions existentielles. Retour sur ce projet haletant…
Quelles sont les origines du projet, comment vous êtes-vous retrouvée à écrire une série qui s’appelle Invisible?
C’est un peu complexe… A l’époque, le premier producteur Christophe Louis (ndlr: le projet a depuis changé de production, pour être porté par Annabella Nezri) avait avait commencé à développer pour la RTBF une série fantastique sur le thème de l’invisibilité. Ce projet s’est arrêté en 2015. Les auteurs de ce premier projet, Pierre Puget et Mehdi Husain, ont récupéré leurs droits pour produire leur série ailleurs. C’est à ce moment-là que Christophe Louis m’a contactée pour écrire une série sur des invisibles, sans que je n’ai lu le premier projet…
J’ai donc commencé à regarder tout ce qui existait sur le sujet. Ecrire sur l’invisibilité, c’est clairement quelque chose qui ne me serait jamais venu à l’esprit, rien ne m’y prédisposait!
Au début, je l’ai vécu comme une contrainte. Un peu comme si on me disait de faire une série avec des zombies… Mais ce qui est intéressant, c’est que comme que je ne serais jamais naturellement allée vers ce type de projet, que je ne suis pas cliente a priori des séries à effets spéciaux, des histoires de super-héros, j’ai pu naturellement apporter un contrepoint fertile à cette thématique. Cela m’a surement permis d’emmener cette histoire sur une autre voie, vers le genre de séries plus intimes que moi j’adore regarder.
En fait, c’était génial de me voir imposer un sujet loin de mon univers!
C’est une manière de « transformer » le fantastique pour l’entraîner vers un récit centré sur l’humain?
Oui, c’est ce que j’explique souvent. Après avoir regardé de très nombreuses séries et de très nombreux films sur l’invisibilité, il n’y en a qu’un finalement qui m’a vraiment touchée, c’est Mon ange de Harry Cleven. Les projets sur l’invisibilité sont souvent très inspirés de l’univers des super-héros.
Mais à titre personnel, je trouve qu’il y a trop de distance dans les récits classiques de super-héros. J’ai l’impression que l’on passe à côté d’un point de vue très humain, que l’on ne se rend pas compte à quel point cela peut être absolument bouleversant, à tous les égards cette transformation.
Tout au long de l’écriture, de la préparation, du tournage, je n’arrêtais pas d’interpeler mes co-scénaristes, le réalisateur, les comédien·nes, en leur disant que moi, je partais du principe que ça arrivait vraiment cette invisibilité. Et constamment, poser la question: qu’est-ce que ça ferait, réellement, d’être invisible?
J’ai fait beaucoup de recherches, j’ai notamment contacté des médecins qui travaillent à l’OMS pour savoir où l’on en était des découvertes sur l’invisibilité aujourd’hui. Et il se trouve que pour l’instant, on peut créer de l’invisibilité sur des objets inertes, avec des ondes électro-magnétiques. Je leur ai posé la question: qu’est-ce qui se passerait si un être humain avait la capacité d’être invisible? Ils m’ont répondu que toutes les sciences humaines, la biologie, la physique, tout serait remis en question.
Ca créerait un tel bouleversement scientifique, que ça susciterait surement une troisième guerre mondiale!
Tout ça pour dire que l’idée était de prendre l’invisibilité très au sérieux, sous un aspect très réaliste. La sincérité était vraiment mon leitmotiv. On se demande ce que ça ferait d’être invisible, et on en conclut vite que le côté fantasmatique, faire des choses en douce, se venger d’untel ou unetelle, ça va un temps, mais après? Comment vivre dans sa famille? On se retrouve exilés en fait!
Je pense que cela doit être horrible de ne plus être vu, ni regardé. On doit se sentir exclu du monde. Au début on fait semblant que l’invisible est comme nous, mais c’est faux. C’est un effort de prétendre qu’il est normal.
Et ces réflexions m’ont amenée vers le drame familial, forcément vers des récits beaucoup plus intimes.
Vous avez choisi de traiter l’invisibilité comme un handicap et une maladie plus que comme un (super) pouvoir, et avez aussi développé une réflexion sur ce que c’est qu’être vu par les autres, trop vus, ou pas assez vus.
J’ai décliné cette notion dans tous les sens. La question qui me hante, c’est: est-on capable de voir l’autre pour ce qu’il est réellement? Peut-on sortir d’un regard opportuniste qui nous pousse à voir les autres tels qu’on a envie de les voir, et non tels qu’ils sont?
C’est là-dessus qu’est construit le couple phare de la série. Laurence et Nathan ont une gestion totalement différente de l’épidémie, et ça résonne avec ce qui se passe aujourd’hui, la question de la gestion collective d’une épidémie. Nathan semble privilégier le bien collectif, alors que Laurence elle persiste à voir l’individu avant l’invisible, comme un père, une fille, une mère, un ami… C‘est une question insolvable en fait… La communauté doit-elle prendre le pas sur l’individu?
Vous avez dû décider très vite lors du processus d’écriture de la façon dont l’invisibilité allait être représentée à l’écran?
Je pense que c’est la première chose sur laquelle j’ai travaillé… Il y avait plusieurs manières d’aborder la question. On pouvait rester toujours dans le point de vue des visibles, dans l’étrangeté d’un objet qui bouge, rester spectateur du phénomène, comme dans Under the Dome ou In the Mist. C’était surement le plus simple financièrement et sur le plan de la production. Mais dans ce cas-là, les invisibles ne pouvaient pas être les personnages principaux, et on ne pouvait pas créer d’empathie avec eux.
Or, nous voulions être avec les invisibles. Mais comment voir leurs visages, leurs yeux? C’est là que tout passe!
Finalement, la grammaire utilisée est exactement celle que j’avais imaginée dès la Bible de la série. J’avais écrit les règles de l’invisibilité, notamment le fait que les gens redeviennent visibles lorsqu’ils s’endorment ou sont inconscient·es, cela permettait que les invisibles ne soient pas omni-puissant·es. Je trouvais ça beau, cette fragilité. J’imagine déjà la suite, les invisibles qui dorment dans des chambres fortes…
Donc par rapport à la grammaire, je me suis dit qu’il fallait donner au public la possibilité de voir à un moment l’invisible. C’est ce que font beaucoup de cinéastes finalement. A un moment donné, il y a ce que voient les personnages, et puis à travers l’ironie dramatique, on donne au spectateur une longueur d’avance, des infos que les personnages n’ont pas.
Donc de temps en temps, on montre les invisibles. Et pour que cela se démarque bien, on les montre nus. Ils sont nus pour qu’on ne voit pas leurs vêtements qui flottent, mais aussi pour que l’on différencie bien les visibles des invisibles.
Et s’ils se mettent nus, c’est qu’ils ont peur d’être repérés, donc qu’ils sont pourchassés. Et c’est comme ça qu’est venue l’idée de l’instance médicale qui veut les séquestrer. Ca devient organiquement juste qu’ils soient nus. Si un invisible n’a pas peur, il met son manteau pour sortir, ça lui permet d’avoir moins froid!
Pour moi être scénariste, c’est être extrêmement conséquent. On peut créer tous les univers qu’on veut, mais il faut respecter le pacte passé avec le public. Si on décide qu’un homme traverse les murs, il va falloir s’y tenir tout au long de la série. Tous les choix doivent donc être extrêmement conséquents.