Avec Mon Légionnaire, qui sort ce mercredi 10 novembre en Belgique, Rachel Lang revient à une arène qu’elle connaît bien, celle de l’armée, tout en l’abordant sous un angle inattendu: celui de l’amour, et de la conjugalité. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie et l’idée de raconter cette histoire?
J’ai fait mes classes à l’armée quand j’avais 19 ans, et je trouvais que c’était tellement intense, que je me demandais comment les hommes retournaient à la vie normale, le train-train, le quotidien. Comment leurs épouses pouvaient faire le poids? Ca paraissait tellement fade la vie civile… Les hommes vivaient ensemble 24h sur 24, se planquaient dans des tranchées, évitaient des grenades.
C’est plus tard que je me suis demandé comment les hommes pouvaient être eux aussi à la hauteur de l’attente de leurs femmes.
Et puis j’avais envie de faire un film sur le couple, et l’endroit le plus dur pour le couple, c’est la Légion étrangère. Il n’y a pas de statut pour les épouses, le légionnaire s’engage comme célibataire, et pendant 5 ans il n’a pas le droit de se marier, ni d’avoir d’enfant. Certains d’entre eux s’engagent pourtant en ayant déjà une famille, mais les épouses sont illégitimes.
C’est avant tout un film d’amour?
C’est un film sur le couple en fait, l’amour et la conjugalité. L’amour c’est un sentiment, mais c’est aussi un travail. Et le travail du couple dans ce contexte-là est très difficile.
Ils et elles vivent dans une communauté hyper fermée, comment l’intime peut s’y développer?
La Légion, c’est une famille très soudée, formée de 150 nationalités. Noël, c’est à la Légion, toutes les fêtes, c’est à la Légion. Tout est très symbiotique. Et la famille nucléaire a du mal à exister en parallèle. Les épouses ne sont pas du tout reconnues.
Cela n’a pas été facile, on a eu des problèmes avec la Légion étrangère, qui n’a pas du tout aimé le scénario. On donne la parole aux femmes, et pour eux, les épouses ne sont pas une problématique, même si ils les prennent de plus en plus en compte.
Le film offre une vision inattendue de l’armée, aussi bien par le biais de l’intime, que par le prisme professionnel.
J’avais envie de montrer le métier, le côté carré de l’armée. Les gens s’imaginent souvent que la guerre, c’est le chaos, alors que c’est très organisé, chacun a sa place. Pour chaque situation, il y a un protocole, appliqué comme un automatisme.
En même temps, il y a toujours l’inconnu, et l’impossibilité de savoir où, quand, comment, pourquoi. On est un maillon d’une longue chaine de commandement, et on ne sait que ce qui nous concerne. La mort, mais aussi l’incertitude rôdent.
C’est aussi un film sur l’attente…
La frustration de l’attente est des deux côtés, les femmes qui attendent leurs époux, les hommes qui attendent l’ennemi. Comment gère-t-on cette attente, cette frustration des deux côtés? Comment cela laisse des traces dans le couple?
Des deux côtés, il y a un état de fragilité.
Ce que génèrent les femmes dans leur attente est fort. Elles sont là aussi pour récupérer les époux endommagés.
Il y a forcément un rapport au corps particulier quand on fait un film sur le corps militaire. Les scènes de début et de fin sont d’ailleurs très interpellantes à cet égard.
Quand j’écrivais le film, tout le monde me parlait de Beau Travail de Claire Denis, qui est une référence absolue, mais moi j’ai vraiment construit le film en opposition totale. Beau Travail, c’est un poème, c’est vraiment un film magnifique mais très différent de ce que j’avais en tête. Peut-être que les scènes d’ouverture et de clôture, de danse, et de lutte, sont inconsciemment des hommages.
Quand j’étais en repérages en Corse, le seul endroit où les légionnaires étaient tolérés par la population corse, c’était une boite de nuit, où ils devaient absolument être en tenue. Cette ambiance de boite de nuit, d’uniforme, j’avais envie que ce soit dans le film, d’où la scène d’ouverture.
Pour le combat final, je vois plus cette confrontation très physique comme des câlins que de la danse, finalement. Quand les légionnaires sont loin, en mission pendant 4 mois, l’une des choses les plus dures, c’est de ne pas avoir de contact physique. C’est très violent en fait. Ils compensent en faisant du coprs à corps, des exercices de lutte hyper techniques, mais qui sont aussi très physiques, et ressemblent finalement à des embrassades, sans que ce soit homo-érotique pour autant. Ce sont juste des humains qui se touchent.
Et cette séquence de lutte réunit Vlad et son chef. On voit souvent le commandement, la hiérarchie comme quelque chose de très carré. Mais le rôle social de l’officier, son rôle de père de famille est très important. Il doit aimer ses hommes pour les commander. Ce hug final, c’est aussi une façon de montrer la préoccupation, l’inquiétude de l’officier pour ses hommes. Il y a aussi du care chez les hommes, pas que chez les femmes.
C’est un film très taiseux, à l’opposé de votre premier film, Baden Baden. Tout passe par les gestes, les regards…
Il y a une langue très particulière à la Légion. Les hommes viennent du monde entier, et apprennent 400 mots avec lesquels ils se débrouillent. Ce n’est donc pas un univers verbeux, et c’est vrai que le film s’y adapte.
C’est un film de corps, d’action. Le jeune couple, qui n’est pas francophone, ne sait pas vraiment se parler. L’autre couple, celui de l’officier et de sa femme avocate, est plus armé, et trouve plus facilement les mots. Ces deux couples dans leur parcours sont mis en fragilité à l’endroit de la parole, de la formulation et du partage des sentiments et des émotions.
Les hommes qui reviennent ont du mal à communiquer, car c’est très difficile de parler de la guerre. Et les épouses elles ne partagent pas non plus ce qu’elles ont vécu. Il y a un vrai problème de partage des expériences, c’est l’une des problématiques spécifiques de ces couples, clairement. Ils vivent séparés, et le peu de fois où ils se retrouvent, ils n’ont pas les outils pour vivre ensemble, ou ont peu de temps pour se mettre sur la même longueur avant de repartir en mission.
Le film interroge de façon plus large, peut-on s’aimer en étant séparés, sans partager les expériences, d’autant que l’intimité est limitée par la communauté très envahissante de la Légion?
Oui, c’est très difficile. Soit on est préparé à ça, et il y a une catégorie d’épouses qui sont filles de militaires souvent, et le vivent très bien. Mais quand on vient d’un autre milieu, et qu’il faut tout abandonner pour devenir la « femme de », c’est très difficile. Le personnage de Camille Cottin vient de l’extérieur, elle est avocate, indépendante, et elle fait le choix de tout abandonner pour suivre son mari. Elle n’est pas sous contrat avec l’institution, et pourtant on lui impose un rôle.
Mon objectif, c’était de rendre hommage à toutes les familles rencontrées, et les difficultés rencontrées dans leur vie de couple.
Comment appréhendez-vous la projection cannoise?
Je n’ai pas revu le film depuis la disparition d’Ina (ndlr: Ina Marija Bartaité, l’une des comédiennes principales du film, disparue tragiquement il y a quelques mois), je redoute ce moment, et en même temps, ce sera un bel hommage.
Quand j’ai vu le générique de la Quinzaine avec tous les noms qui s’y sont succédés, j’ai réalisé que c’était vraiment un honneur très impressionnant d’inscrire mon nom à la suite. On a attendu un an que le film puisse être montré à cause de la pandémie, et cet éclairage cannois sera précieux, j’espère qu’il nous aidera à rencontrer le public.
Quels sont vos projets?
Je suis en train de finir l’écriture de mon prochain, je ne peux pas trop en parler, mais il n’aura rien à voir avec les deux autres. C’est un film d’espionnage…