Rencontre avec Philippe de Pierpont, dont le nouveau film, In Another Life, vient de sortir à Flagey. Avec ce film, le cinéaste et ses trois protagonistes, Etu, Assouman et Innocent, oscillent entre introspection et rétrospection, et reviennent sur 27 ans d’amitié, et le destin sacrifié d’enfants nés au mauvais endroit.
Quelles sont les origines du projet?
C’est un projet que je tourne depuis 28 ans, depuis 1991, et qui finalement n’est pas totalement de mon initiative. Je ne me suis jamais dit que j’allais aller faire des repérages car j’étais particulièrement préoccupé par la conditions des enfants des rues au Burundi. Je suis arrivé là par hasard, j’ai rencontré ces enfants, on a sympathisé, et à un moment, ils m’ont dit: « Il faut absolument que tu fasses un film sur nous. On est invisibles, personne ne nous voit ni ne nous écoute. On a plein de choses à dire, mais on est inaudibles. Fais un film sur nous. »
Moi, c’était la première fois que j’allais en Afrique, que je rencontrais des enfants des rues, et je me suis dit que j’allais forcément en faire un mauvais film. Il valait mieux que ça, alors j’ai refusé. Ils sont revenus fréquemment à la charge, ils avaient entre 7 et 11 ans. Le chef de la bande me l’a répété: « Aucun Burundais ne fait de film sur nous, tu dois le faire. » J’ai fini par accepter de les filmer. Je leur ai dit: « OK, mais plutôt que de vous poser des questions alors que je ne connais rien de votre vie, je vais interroger des experts de votre vie, c’est-à-dire vous-mêmes. Vous allez poser les questions. » Je leur ai appris le fonctionnement basique du micro et de la caméra, et ils se sont interviewés mutuellement. Ils sont devenus les co-scénaristes du film, ils me disaient où et quand ils voulaient tourner. J’étais devenu une sorte de réalisateur technicien. Le pacte, c’était que j’aille voir le directeur de la télévision nationale pour le convaincre de passer le film, pour que les Burundais soient obligés de les écouter. C’est ça qui m’a convaincu, bien sûr.
On a fait ce premier film ensemble de manière totalement improvisée, mais au moment de partir, c’était horrible. Eux pensaient que je ne reviendrai jamais, et moi je les laissais dans une misère affreuse. Alors je leur ai fait un promesse un peu déraisonnable. Je leur ai promis de revenir les filmer à chaque étape charnière de leur vie, jusqu’à ce qu’on soit tous morts… Je leur ai fait promettre en échange qu’ils devaient rester en vie.
C’est à ce moment-là que le film s’inscrit dans le temps long?
Oui, je suis retourné les voir régulièrement, et on a tourné 4 fois. Le premier film, improvisé, c’est leur enfance. Le deuxième se passe au temps de leur adolescence, toujours dans la rue. Le troisième film, ils sont jeunes adultes, ils ont 21 ans. Il doivent prendre position et s’affirmer. Et puis le quatrième, ils ont autour de 40 ans, c’est l’heure des bilans, le moment de faire le point. Normalement, ils devraient avoir accompli ce qu’ils voulaient accomplir, avoir atteint l’âge de la maturité.
Je ne suis pas journaliste, ce n’était pas une séance de questions-réponses, c’était des entretiens libres. Toute une série de questions existentielles que je me pose moi-même, quel est le sens de notre vie sur terre, en quoi vaut-elle d’être vécue, qu’est-ce qui donne de la valeur à la vie d’un homme? Eux qui survivent plus qu’ils ne vivent n’ont jamais le loisir de se poser ce genre de questions. C’était pour eux un vertige incroyable d’introspection devant la caméra.
C’est le but de cette chronique. Il nous restera un film à faire quand on sera vieux. Je ne les filme pas dans leur vie de tous les jours, le moment du tournage, c’est justement un moment où l’on s’extrait de la vie quotidienne, où on se met en vacances des problèmes quotidiens. On s’arrête, et on réfléchit. Moi, je filme cette pensée au travail. Ils sont tous analphabètes, pourtant la qualité de leur pensée est incroyable.
La distance entre leurs espoirs d’enfant et le constat de leur vie d’adulte est d’une grande cruauté.
La démarche ne se veut évidemment pas cruelle, mais l’est définitivement. Quand on voit les images d’eux enfants, ils ont un tel appétit pour la vie, on a l’impression qu’ils vont bouffer le monde. Moi j’étais persuadé qu’ils s’en sortiraient bien, le but de la chronique n’étaient pas de filmer des gens qui échouent. Ils sont heureusement très complices dans la création du film; cette rétrospection est cruelle, mais c’est une démarche commune. Ils bouclent un cycle à 40 ans. Eto a des enfants, qui ont l’âge que lui avait quand il a quitté sa famille pour vivre dans la rue. C’est dur de regarder dans le rétroviseur. Quand les larmes montaient, que le constat était sans appel, je leur demandais s’ils voulaient faire une pause, si ça allait. Et ils me répondaient: « Mais Philippe, ce n’est pas le film qui est dur, c’est la vie! C’est formidable de pouvoir penser à tout ça! »
Dans le film, ils sont vraiment acteurs de leur récit, c’est un vrai processus d’emporwerment finalement.
Il y a une grande complicité dans la fabrication du film. Les scènes où la mise en scène est assumée, frontale, sont le fruit d’une réflexion commune sur ce qu’on raconte, et comment on le raconte. Ils rejouent d’une certaine manière toute leur vie dans ce film, en tous cas ses grands enjeux, en prenant une distance salvatrice.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les nombreux plans nocturnes et récurrents?
L’idée de base, c’était de passer une nuit blanche ensemble – bon, finalement, c’était 5 semaines de nuits blanches! – parce que la nuit, on est un peu hors de la vie, on ne doit pas chercher du travail, chercher à manger, échapper à la police… On est au sommet d’un building, et pas au niveau du trottoir. Il y a une sorte d’élévation. Ils voient la ville d’en haut, et non d’en bas comme d’habitude. Cette mise en scène les met en condition pour réfléchir ensemble avec profondeur et sensibilité.
La scène clé du film, quand ils se transforment en patrons du CAC 40, vient d’une phrase de Zorito: « La prochaine fois, je choisirai de naitre du bon côté du monde, dans un pays riche, dans une famille riche, et la vie sera bonne avec moi ». C’est d’une telle clarté finalement. La différence fondamentale qu’il y a entre nous, c’est que je suis né du bon côté, qu’ils sont nés du mauvais côté. C’était deux jours avant le Nouvel An. Je leur ai demandé: « Si vous pouviez exaucer le voeu de Zorito d’être né du bon côté du monde, que feriez-vous de votre Nouvel an? » On aurait de beaux habits, de belles chaussures, on serait rasé et au aurait de nouvelles dents. On laisserait femmes et enfants à la maison, et on se retrouverait avec la bande d’ex-enfants de la rue pour faire la fête ensemble. On se souviendrait de notre ancienne vie, et on réfléchirait à la nouvelle… et à nos investissements immobiliers!
Par la magie du cinéma, on les a rhabillés. Et on les a regardé enfiler ce nouveau costume… La transformation physique, de gars de la rue à patron était incroyable. Ils arrivent à se projeter dans une vie qu’ils n’auront jamais. C’est un moyen d’affirmer qu’ils ne sont pas juste de la vermine.
Ils se posent cette question: comment être un homme quand on vit dans la rue?
Ils disent: « On n’existe pas. Le régime nous traite de déchets, nous sommes moins que rien, on veut nous invisibiliser. » On leur dénie le droit à l’existence. Ils sont embarqués dans des camions, emmenés jusqu’au à la décharge. Le but ultime du film pour eux, c’est de prouver au monde qu’ils sont des êtres humains. Petit à petit, le film leur a d’ailleurs permis de changer leur vision d’eux-mêmes. A travers le film, ils se ré-approprient leur dignité, et deviennent auteurs de leur vie. La seule chose claire pour moi quand j’ai commencé le film, c’est que je ne voulais pas les filmer comme des victimes – même s’il est indéniable qu’ils le sont. Notre pacte moral, c’était de permettre de montrer qu’ils ne sont pas que des victimes. C’est une aventure de vie et de cinéma en même temps.