Rencontre avec le cinéaste belge, à propos de son dernier film, La Mesure des Choses (voir notre critique), à découvrir ce vendredi 21.01 au Palace ou le lendemain au Ramdam. Le film sortira en février à Flagey, et sera diffusé un peu partout en Wallonie. Plus d’infos sur les séances ici.
Avec La Mesure des choses, Patric Jean propose une réflexion à la fois urgente et poétique sur la démesure de l’homme, l’hubris d’une humanité qui aurait outrepassé les limites de la terre et semé le désordre dans le monde.
Pourquoi proposer cette réflexion aujourd’hui? C’est une urgence, une nécessité?
Ce projet a muri petit à petit, contrairement à d’autres films qui s’étaient imposés d’un coup. J’ai découvert le travail de Didier Mahieu sur le personnage d’Icare, une sculpture à déposer dans le fond de la Méditerranée, qui a éveillé un premier désir. Il était évidemment que l’idée de l’hubris, de la démesure, était une notion très contemporaine. Et ça m’intéressait beaucoup d’en parler à partir d’un mythe grec. De chercher le côté universel de ce travers de l’humanité qui aujourd’hui prend des proportions inédites et dramatiques.
Et puis il y a eu la question de la mesure. Didier Mahieu à ce moment-là était très préoccupé par cette question. S’est adjoint à la discussion le philosophe Edouard Delruelle, la mesure et la démesure se sont imposées peu à peu. Chemin faisant, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait le plus, ce n’était pas Icare, mais Dédale. C’est par sa faute qu’ils sont enfermés dans le labyrinthe. Ce personnage finalement assez peu recommandable est puni car il a joué avec la nature, a organisé le croisement entre une femme et un taureau. Et le père entraine le fils… Les générations précédentes aujourd’hui ont fait un certain nombre d’erreurs, marquées par la démesure, pour plus de richesses, plus de croissance, plus de productivité, plus de confort… Les conséquences seront à payer par les générations futures. On est en plein dans la métaphore me smeble-t-il.
De repérages en repérages les choses se sont construites, fortes d’une écriture qui posait déjà beaucoup de jalons, mais qui s’est affinée au fil du tournage.
Dédale a un recours démesuré à la science, qui amène le danger…
Ce n’est pas la science le problème, c’est la technologie, un usage très appliqué de la science, dont le but n’est pas de comprendre mais de produire, de faire des choses. Il y a deux versants à ce problème. D’un côté, la technologie émancipe l’être humain. Mais en même temps, on a beaucoup développé les outils de mesure, d’abord de la terre, pour l’agriculture, maintenant jusqu’aux comportements humains. On en vient à faire du contrôle qualité, à mesurer des mesures. La colonisation est fondée là-dessus, mesurer des territoires pour agrandir un autre territoire.
Il y a une tension entre l’émancipation et la destruction, entre la mesure et la démesure?
Le mot mesure a deux sens: mesurer quelque chose, et le fait d’être mesuré, qui est là le contraire de la démesure, trouver un équilibre entre le trop et le pas assez. Le problème de mesurer les choses, c’est qu’à force de vouloir tout mesurer, on en vient à vouloir amasser, à « arraisonner » le monde, pour reprendre un terme employé par Delruelle, c’est-à-dire vouloir maîtriser le monde, parce qu’on mesure quelque chose, on en devient le maître. S’approprier, pour finalement détruire. Et ce qui l’emporte aujourd’hui, c’est la destruction.
La grande question concernant Dédale et Icare, c’est est-ce que Icare va réussir à être du côté de la mesure qui protège, et non de celle qui détruit?
Je me ré-approprie le mythe en m’arrêtant au moment où Icare s’envole, sans imaginer qu’il va mourir, mais l’avertissement que les Grecs nous lançaient, c’était : « Attention, à la fin, il tombe, à cause de son manque de mesure ». Je veux imaginer qu’on pourra en sortir différemment.
Revenons sur la forme du film, la façon dont la mesure est mise en images, des plans fixes sur la nature et sur la culture, certains sublimes, d’autres angoissants. Quel est le rôle de ces plans dans l’économie du récit?
Travailler avec Didier Mahieu, qui est un plasticien, c’était aussi questionner la question de la beauté. Je voulais un film très photographique. Je crois que la question de la beauté est au coeur de nos problématiques. La beauté ne coûte rien, ne détruit rien, et n’est pas mesurable. Il faudrait conserver la technique qui nous émancipe, en faisant place à des concepts non mesurables, autrement que le monde occidental a pu le faire depuis de nombreuses années. Des choses très humaines, qui relèvent de l’émotion, de la subjectivité, de la beauté. La notion de la beauté apparaît à travers le travail de l’artiste. Et je savais dès le départ qu’il y aurait aussi des situations horribles. Il fallait trouver une écriture photographique qui permette les deux en même temps sans tomber dans une stylisation de la laideur ou de la misère. C’est une question compliquée, mais qui me traverse depuis longtemps.
Ce n’est pas parce que les gens sont pauvres qu’il faut les filmer pauvrement. Personne n’a envie d’être moche. Et en même temps ne pas faire d’esthétique de la misère. Utiliser le cinéma, l’image comme le son, pour bien re-situer les gens dans l’horreur dans laquelle ils sont. C’est ce chemin de crête qui m’a occupé pendant une partie du film, par exemple dans le camp de réfugiés en Grèce. Dans la famille que je filme, les enfants sont magnifiques, mais ce qu’ils vivent au quotidien, c’est avoir les pieds dans la boue. On marche sur un fil.
Force est de constater, et le film s’y emploie, qu’il faut repenser notre rapport au monde. Est-ce que le recours à la beauté est l’une des clé de compréhension de ce rapport au monde repensé?
Ca ne résoudra pas tous les problèmes, mais la beauté, dont le sens est très vaste, est l’une des solutions. C’est la beauté du monde, mais aussi la beauté du geste. Le beau ne se mesure pas, ne se quantifie pas. On a mis de côté tout ce qui ne se mesure pas, en pensant que cela n’avait pas de valeur. Mais ce n’est pas parce qu’on ne peut pas mesurer une chose qu’elle n’a pas de valeur.
Comment avez-vous abordé l’espace géographique et symbolique de la Méditerranée, et comment avez-vous choisi vos témoignages?
La Méditerranée est un lieu très particulier, car c’est une mer assez petite, mais qui a une très grande biodiversité. Et c’est une mer qui concentre une partie très importante du tourisme mondial. Enfin, c’est un lieu de traversée du commerce international, une autoroute pour les bateaux, à Suez et Gibraltar.
C’est aussi une fracture bien dessinée entre les pays du Nord et les pays du Sud. C’est le lieu de l’Antiquité, l’un des fondements de la culture européenne.
Et puis pour des raison intuitives, c’est un lieu qui me passionne, m’émeut, m’interroge.
Quant aux témoignages, j’en avais anticipés certains, d’autres se sont imposés lors de rencontres éphémères, voire improvisées. Les jeunes croisés à Tanger, le monsieur dans le bidonville, on m’avait interdit de les filmer.
Est-ce que le recours à la mythologie permet aussi de souligner que l’on est à un moment crucial de l’humanité, où les choses peuvent basculer?
Oui, le recours à la mythologie, ça permet de traiter de l’universel, des questions qui se réactualisent à chaque époque, mais qui sont toujours les mêmes. La question de l’hubris, c’est toujours la même question. La mythologie ne répond pas à des problèmes du quotidien, mais à des problèmes, des questions liées à la condition humaine, qui souvent nous dépassent. On n’est pas face à une petite crise économique, on est face à un bouleversement dans l’histoire de l’humanité. Ce qui va se passer dans un futur proche sera surement un moment clé dans l’histoire de l’humanité. Comment réfléchir face à une catastrophe d’une telle ampleur, face laquelle on se sent microscopique, et sur laquelle on a pourtant une action? Le recours à la mythologie, c’est aussi le recours à un certain sacré, à la nécessité de se poser un instant pour observer le problème dans toute sa complexité. Ce sont nos fondamentaux qui sont à revoir, ce ne sera pas une simple adaptation.
Qu’est-ce qui vous a surpris dans les retours du public?
On me parle beaucoup de la forme, ce qui m’arrive rarement. En général, on me parle du fond de mes films, pas de la forme. Ca m’a touché, car j’ai eu la sensation que pour la première fois, j’avais peut-être réussi à faire un film où la forme tenait lieu de discours. La forme souvent est difficile à mesurer, et donc on la néglige. Alors que la forme est un regard sur le monde. Elle l’interroge.