Philippe Jeusette, qui n’avait pas pu se déplacer à Cannes pour accompagner le film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit, était bel et bien présent au Festival d’Avignon cet été. Il y défendait la pièce de Rémi De Vos, Occident, mise en scène par le prolifique Fréderic Dussenne avec Valérie Bauchau (vue dans Miss Mouche de Bernard Halut ).
Occident est d’une actualité brûlante, évoquant la constante montée du racisme.
Par Maryline Laurin
Le pitch du dossier de presse la résume parfaitement avec verve et un peu d’impertinence. Mais l’art doit être impertinent, non?
« L’Occident s’emmerde, alors il boit. Il aime regarder les morts à la télé. S’il est une femme, il reste à la maison. S’il est un homme, il va au Palace avec son copain Mohamed. Au Palace, il y a des Yougoslaves. Les Yougoslaves sont doués pour les langues. Ils apprennent le français et cassent la gueule aux Arabes. Un jour, ils cassent même la gueule à Mohamed. »
Ici, on sent les Flandres et on sent le nord, les vieux relents d’un racisme qui s’ancrent dans le quotidien. Un quotidien bien terne pour ce couple interprété par Philippe Jeusette et Valérie Bauchau. Du noir et du rire pour une pantomime d’amour dont les preuves ne sont qu’insultes et larmes, rituels, jeu de mots et vérités.
De l’intime à la réalité sociale, une lutte sans merci pour la conscience se joue sous nos yeux, passant de l’indécence à l’horreur, pour finir dans les bras de l’absurde.
Le texte de Rémi De Vos se suffit à lui-même. Frédéric Dussenne l’a bien compris, privilégiant une mise en scène épurée et sobre, laissant le champ libre à l’interprétation des comédiens. Notre regard de ce fait, n’est pas gêné par les artifices et suit au plus près les deux personnages comme un cadrage serré cinématographique.
Plus d’une fois, on se demande si l’on n’est pas dans un film de Bouli Lanners ou des Dardenne et ce n’est pas parce que Philippe Jeusette est un de leurs comédiens fétiches que nous osons cette comparaison. Non, c’est l’atmosphère pesante, régulièrement déchirée par l’incisif de la réplique, le rire contrit du spectateur qui s’esclaffe spontanément puis se demande s’il n’est pas en train de cautionner une idée qui le révulse.
Et nous voilà ainsi propulsés dans un univers à la Michael Haneke, à ressentir ce que nous a inspiré Funny games, un mélange de fascination, de voyeurisme et de dégoût. On pense aussi forcement au Chat de Pierre Granier-Deferre (adapté du roman d’un autre illustre belge, Georges Simenon) tant l’interprétation de Valérie Bauchau et Philippe Jeusette se rapproche, aussi bien en intensité dramatique, qu’en présence scénique du couple mythique Signoret /Gabin.
L’auteur, Rémi Devos, est français, mais nous pourrions le croire belge, tant l’univers qu’il décrit va lorgner du côté des films qui ont fait les beaux jours du cinéma belge à l’instar de La merditude des choses. Il a d’ailleurs revendiqué sa Belgitude (encore un qui veut se faire adopter !) dans une jolie lettre adressée à son actrice, Valérie Bauchau : « Tout mon théâtre repose sur le tragique et le comique mêlés. J’écris dans un pays (la France ndrl) où l’on aime voir les deux séparés. La belgitude de la pièce vient de là, de cette profonde liberté qui est la vôtre. Mais je ne suis pas véritablement surpris. Je savais que la pièce pouvait fonctionner avec vous pour une raison que je t’avoue avec plaisir : je suis un peu belge au fond de moi »
Nous avons déjà vu Valérie Bauchau au cinéma dans Miss Mouche de Bernard Halut, premier film de la série micro-budget, qui a donc précédé Yam dam. Elle y campait Sophie, la mère de Nina (une fille de douze ans qui filmait tout avec son téléphone portable), devenue tétraplégique suite à un accident de la circulation. Rôle déjà poignant.
Philippe Jeusette est un habitué d’Avignon : « J’ai fait le Off une première fois dans les années 80, j’étais très jeune. Puis dans le In avec Michel Dezoteux en 91. On avait créé une pièce de Heiner Muller, c’était l’année Muller dans le In.
Il y a 8 ans, je suis venu au Théâtre des Doms avec Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis , mis en scène de Philippe Sireuil qui a ensuite beaucoup tourné en France, on a fait plus de 250 dates .
C’est la troisième fois que je suis dans le Off. J’ai toujours eu beaucoup de chance, car j’ai du monde, je joue des spectacles qui marchent, donc voilà … (sourire) »
« Je travaille beaucoup au théâtre », précise Philippe Jeusette, passionné. « J’ai eu la chance que les frères Dardenne s’intéressent aux acteurs de théâtre à un certain moment. J’ai pu travailler avec eux trois fois, dans Le Silence de Lorna, L’Enfant …et plus récemment Deux jours, une nuit, où j’ai une belle scène, un plan-séquence long et dramatique… »
Une scène dure, en effet, où son personnage, Yvon, s’oppose à son fils, un sauvage sans foi ni loi symbole d’une certaine génération qui a perdu ses repères et ses valeurs, pour prendre le parti de Sandra. Il la soutiendra, mais à quel prix…
« Et de poursuivre, une bouffée de tendresse dans les yeux : » Les Frères Dardenne sont des gens que j’aime beaucoup. Ils sont très très attentifs, très très (ceci n’est pas une faute de frappe, mais l’insistance pudique d’un acteur reconnaissant envers ses réalisateurs) respectueux des acteurs et avec le temps ils sont devenus très détendus par rapport à leur travail. C’est très agréable de travailler avec eux. Le dernier film était une formidable expérience. »
Lorsqu’on lui demande si les Dardenne se déplacent au théâtre, il nous répond par l’affirmative et nous raconte leur rencontre: « A l’époque, c’est ainsi que je les ai rencontrés. Ils sont venus voir un spectacle dans lequel je jouais et, à la fin, ils sont venus me parler en disant « ce serait bien qu’on travaille un jour ensemble ». J’étais impressionné, je dois l’avouer. Et ils ont tenu parole. Notre collaboration a eu lieu. Et elle s’est même répétée. »
Comment les frères Dardenne expliquent-ils cette envie de venir chercher des comédiens de théâtre et pas seulement de cinéma ?
» Ce sont des gens curieux, ils savent ce qu’est la réalité du théâtre. Ils savent que les acteurs de théâtre sont des bosseurs. Ils cherchent donc les comédiens en Belgique sur leur propre terrain, on sent que, ça les intéresse vraiment. Ce sont des gens qui tissent des liens et qui ont bâti, au fil des ans une sorte d’équipe. Ils aiment bien retrouver les mêmes acteurs, voir comment ils ont évolué. »
Une sorte de famille ?
« Oui. Et puis peut être qu’ils se disent : Tiens avec celui-là, qui a joué un petit rôle on a eu la Palme d’or. Il faut le reprendre. C’est peut-être un peu comme une patte de lapin qui porte chance … » (sourire)
Des projets de cinéma ?
« Non, pas de tournage prévu pour l’instant. Mais avec le cinéma, les propositions arrivent parfois très tard. Tout de suite, comme ça, on nous appelle et quelques jours plus tard on est sur le plateau … Par contre, j’ai un film qui devrait sortir bientôt dans lequel j’ai tourné. Il s’appelle L’éclat furtif de l’ombre et a été réalisé par Patrick Deschene et Alain-Pascal Housiaux. Il est produit par Tarantula production. »
L’éclat furtif de l’ombre a été sélectionné au dernier Festival de Rotterdam. Patrick Dechesne et Alain-Pascal Housiaux partagent une brillante carrière de directeurs artistiques et passent aujourd’hui pour la première fois derrière la caméra. Avec ce premier long, Ils racontent l’histoire d’Adisu, jeune artisan-pêcheur qui fuit les rives de son village mutilé. Frappé dans ses liens identitaires, le jeune homme se perd dans la géologie fantasque de l’Éthiopie, son pays natal. Le film le retrouve quarante années plus tard dans une ville portuaire du Nord européen. Vieil homme devenu chauffeur de taxi, Adieu revisite le cœur de chaque nuit en recherche d’un instant d’amour perdu.
Les liens entre cinéma et théâtre, que nous retrouvons constamment, comme un leitmotiv, dans cette série d’articles s’appliquent aussi aux frères Dardenne, eux-mêmes, qui ont commencé le cinéma en 1987 en adaptant Falsch, une pièce de théâtre de René Kalisky.
Dans le dossier de presse de l’époque, ils expliquaient ainsi leur démarche : « Notre volonté est d’explorer les rapports entre le théâtre et le cinéma, mais sans faire la captation d’une pièce de théâtre déjà mise en scène pour le théâtre et sans non plus nous contenter d’une adaptation cinématographique qui ne retiendrait que l’idée de la pièce et nierait son texte. Nous voulons explorer une forme, un style, qui retrouvent le cinéma en se confrontant au texte théâtral, qui le retrouve par les cadrages, les regards, le montage, le décalage des voix par rapport au corps, le jeu des acteurs, le rapport à un lieu qui est entre le décor et la référence réaliste.
Notre propos n’est pas de dire « comment va-t-on arriver à faire du cinéma avec ce foutu texte de théâtre? », mais de chercher un style, une écriture cinématographique qui parte de ce texte, qui vienne de sa confrontation avec lui, qui garde dans l’image la tension entre la scène et l’écran.
Dans cette adaptation, nous essayons d’être fidèles à cet adage selon lequel le privilège d’une œuvre adaptée est de pouvoir naître deux fois »