Paloma Sermon-Daï: « Il est temps de bousculer nos préjugés sur la toxicomanie »

Rencontre avec Paloma Sermon-Daï, réalisatrice de Petit Samedi (voir notre article), présenté cette semaine en avant-première au Berlinale Forum. Elle revient pour nous sur son parcours, et sur le film. 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours?

Je viens de Sclayn, le village où est tourné le film. Je n’étais pas une élève très brillante, j’étais un peu perdue dans que j’avais envie de faire. J’ai eu la chance d’intégrer une option théâtre à 15 ans, et ça m’a ouvert sur un monde que je ne connaissais pas, et m’a menée petit à petit au cinéma. Je suis rentrée à la HELB quand j’avais 20 ans. C’est là que j’ai fait mes armes, des courts documentaires à la fin de chaque année.

Je cherchais un moyen d’expression, je ne pense pas être une grande cinéphile ou une grande intellectuelle. J’ai plutôt une intelligence émotionnelle, je travaille dans l’instinct. Le théâtre m’a permis de dépasser mes plus grandes peurs, mais je sentais que j’avais des barrières que je ne parviendrai pas à dépasser. Le cinéma me permettait de m’exprimer sans trop d’anxiété, sans être trop exposée.

Mon film de fin d’étude, Makenzie avait déjà lieu à Sclayn, j’y suivais un petit garçon que je connaissais. 

Et pourquoi le documentaire?

Je pense que j’avais beaucoup de choses à dire sur mon territoire, et sur des sujets qui me sont très intimes, même si je ne veux pas m’enfermer dans ce format. Je pense que je pourrais tout à fait venir à la fiction ultérieurement. D’ailleurs ce film-ci à la base était une sorte de gros millefeuille, beaucoup plus kaléidoscopique, il y avait plus de personnages, plus de mise en scène, notamment des scénettes burlesques qui rythmaient le film.

Comment avez-vous décidé d’aborder ce sujet?

En 2018, mon frère Damien n’allait pas bien du tout, il essayait de se soigner mais peinait à trouver une structure qui lui corresponde. Il était perdu, et ma mère était en panique. J’avais envie de prendre tout ça comme un gros bloc de terre, et de dire: « Toute cette boue, on va en faire une statue ». Peu importait la forme finalement. Au début, le film était totalement axé sur Damien. J’en avais besoin pour l’écriture j’imagine, je l’ai fait beaucoup se raconter, j’ai fait beaucoup d’interviews… J’avais envie de connaître son histoire, et son point de vue.

Et puis petit à petit, j’ai beaucoup filmé Damien et ma mère, et j’ai remarqué que chaque fois que je filmais Damien seul, il avait une carapace beaucoup plus épaisse que quand il était avec elle. Quand ils étaient à deux, ils étaient rassurés en présence l’un de l’autre…

Au final, leur relation était tellement vraie, que j’ai élagué toutes les scénettes de contexte que j’avais imaginées. C’est comme en cuisine, quand on a des bons produits, il ne faut pas rajouter trop d’ingrédients autour, sinon on perd les goûts. 

Petit-Samedi-Paloma-Sermon-Dai

Comment avez-vous convaincu votre famille de vous faire confiance?

Quand j’ai abordé le sujet pour la première fois avec Damien, il avait déjà envie d’aider les autres, et donc d’en parler pour les aider. Que les gens touchés par l’addiction puissent se dire: « Je ne suis pas tout seul ». Comme le dit ma mère dans le film, toutes les familles sont touchées par des problèmes, d’une façon ou d’une autre. Et malgré tout, les gens qui ont des addictions comme Damien se soignent rarement. Il a beaucoup d’amis morts très jeunes, faute d’avoir eu la même force de vie, et un entourage qui les soutient. Il voulait parler.

Leurs problèmes sont d’ailleurs en train de se régler. C’est une vraie chance pour eux et pour moi, car cela a été difficile de lever tous ces tabous et de parler aussi ouvertement de l’addiction s’il n’y avait pas eu de changement. Ça aurait été très compliqué d’aller à la première à Berlin si l’état de Damien ne s’était pas amélioré. J’ose penser que le film a permis de déclencher quelque chose chez lui. C’était impératif pour notre projet qu’il aille en thérapie, et ça a peut-être mis le moteur en route. Aujourd’hui, il a dépassé beaucoup de choses, il a trouvé les bonnes personnes pour l’accompagner, et il va vraiment mieux.

Au début c’est un film sur Damien, et puis émerge un autre personnage, celui de votre mère, qui propose aussi un autre discours sur la maternité…

Ma mère s’occupe beaucoup de Damien, mais c’est une co-dépendance. Damien s’occupe aussi beaucoup de ma mère, elle peut compter sur lui. C’est un personnage fascinant, elle est très bavarde. Elle parle même toute seule. Plus jeune, elle envoyait des cassettes audios à sa soeur, qui habitait en Afrique, comme on peut le voir dans le film. Elle est en conversation constante avec elle-même et les autres.

Je suis contente que l’on ait abordé la question de l’addiction à travers une relation mère/fils, qu’on soit dans quelque chose d’un peu différent, dans le format aussi. Finalement, c’est une histoire d’amour, un film sur ce que c’est qu’être une mère, ce que c’est qu’être un fils. Si Damien n’aimait pas sa mère, il serait parti en roues libres. Là, il avait ce point d’ancrage; cette raison de garder la tête hors de l’eau, de rester quelqu’un de respectable.

Quand Damien se confie auprès de sa thérapeute sur l’état de fragilité émotionnelle dans lequel il se trouve quand il décroche, on entend aussi un discours sur la masculinité, qu’est-ce qui est acceptable pour un homme.

C’est quelqu’un de très sensible Damien, qui a une grande part de féminité. Ce qui est en jeu ici, c’est de se dire qu’on ne se drogue pas pour rien, tout comme on ne s’alcoolise pas pour rien ou on ne se perd pas dans les jeux vidéos pour rien. On n’est pas addict pour rien, il y a toujours quelque chose derrière. Damien a commencé très jeune, au sortir de l’adolescence, et il s’est construit en tant qu’homme avec cette carapace-là. L’addiction est une maladie mentale, qui parfois en cache d’autres. Ce n’est pas simplement quelque chose qu’il faut sevrer, c’est aussi quelque chose qu’il faut soigner. Les addicts doivent être aidés thérapeutiquement et recevoir un traitement adapté à leur pathologie. Il est temps de bousculer nos préjugés sur ce que peut être la toxicomanie.

Au fil du film, la caméra se rapproche de plus en plus des protagonistes.

La structure du film était relativement écrite avant que l’on commence, je savais comment porter le film jusqu’aux scènes finales. Au départ, c’était par pudeur vis-à-vis d’eux. Pour les scènes du début dans la chambre avec Damien quand il se shoote, l’idée était d’en parler sans en parler, de le montrer sans le montrer. On reste à l’extérieur, dans son dos. Il fallait trouver un regard juste. Ca n’aurait rien apporter au film d’être frontal avec lui dans ces moments un peu sombres où il se fait du mal.

Et puis ces conversations nous ont donné envie de nous rapprocher de plus en plus, de leurs émotions, car on sentait qu’on pouvait se le permettre. C’est quand même un film très statique, et on a eu envie d’être de plus en plus intime. Cette proximité pousse aussi le spectateur à se demander ce que lui aurait fait.

Si ce film est centré sur la relation entre Damien et sa mère, le territoire reste néanmoins bien présent.

C’est un microcosme, un petit village, tout le monde se connait, ça a ses côtés positifs, et ses côtés négatifs. Ton voisin, tu peux l’aider comme le juger, et au final, on est toujours dans le regard des autres. 

Les petits villages wallons sont un peu laissés pour compte. Si Damien a grandi comme ça, c’est aussi une question liée au territoire. C’était une bande de jeunes qui faisaient les 400 coups, partaient dans une bagnole vers les soirées bruxelloises ou anversoises, un effet de meute, la jeunesse en bord de Meuse… Des enfants perdus livrés à eux-mêmes et qui courent les rues. Damien avait la structure de sa famille comme refuge heureusement, mais il a eu une jeunesse mouvementée.

Jeunesse évoquée par la première scène du film, une scène de soirée électro déchaînée, qui trouve un écho plus tard dans le film…

A l’écriture, je voulais plus aborder la jeunesse de Damien, le moment où les addictions sont nées. Je voulais trouver une façon d’évoquer ça, mais aussi le fait que cette jeunesse soit un fantôme pour Damien. A la base c’était un jeune comme les autres qui allait en soirée pour s’amuser et se découvrir. Jusqu’au jour où il fait la bêtise qui change tout. Cette scène dans la grotte, on retrouve cette musique, ça rappelle ce poids qu’il a sur les épaules depuis toujours. C’est très compliqué pour Damien de se dire qu’une erreur, une fois, fait que 20 ans plus tard il est en est arrivé là.

C’est aussi ce que je voulais dire avec ce film, que ça pouvait arriver à tout le monde. J’ai une grande admiration pour ma mère, qui ne s’est jamais démobilisée. Damien a tellement d’amis qui se sont retrouvés marginalisés par leur famille, mis à la rue, et qui ont pu faire toujours plus de bêtises pour subvenir à leurs besoins.

On a tous droit à une deuxième, troisième, quatrième chance. En tous cas quand c’est ton enfant, tu lui donnes. C’est ce que m’a appris ma mère.

Comment avez-vous réagi en apprenant la sélection à Berlin?

Cela m’a fait plaisir bien sûr, mais, je suis un peu anxieuse et pudique, j’ai du mal avec l’idée de partager tout cela avec le monde. Et j’espère que l’on a trouvé le juste regard, qu’on est respectueux. Je veux encore protéger Damien et ma mère. Quand on arrive chez des inconnus avec un projet de documentaire, on les filme, puis on claque la porte et on repart, même si parfois on garde de bonnes relations. Là c’est ma famille, il fallait qu’ils ne regrettent rien, je ne voulais pas salir notre relation, c’était beaucoup de pression. Je suis presque plus contente pour eux que pour moi vis-à-vis de cette sélection. C’est formidable qu’ils se soient ouverts, et que ce soit payant. Ils n’ont pas parlé pour rien, et ça pourra en aider d’autres.

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