« Overseas », l’exil au féminin pluriel

Présenté en avant-première mondiale au Festival de Locarno, Overseas, deuxième documentaire de Sung-A Joon, dresse le portrait d’une immigration économique au féminin peu visible, celle de ces femmes philippines qui s’exilent au service de riches étrangers pour nourrir leur famille.

Héroïnes de la nation

« Ces femmes sont des héroïnes de la nation ». Ces par ces mots que le président philippin, Rodrigo Duterte, désigne les OFW (Overseas Filippino Workers), ces femmes jeunes et moins jeunes qui choisissent de s’exiler parfois pendant plusieurs années sans rentrer au pays ni revoir leur famille pour gagner de quoi nourrir leurs proches. Elles sont placées par des agences spécialisées dans des familles principalement au Moyen-Orient ou en Asie, de Dubaï à Hong-Kong en passant par Mascate. 

Ce n’est pas sans ironie que les jeunes femmes dont Sung-A Joon fait le portrait s’étonnent qu’en abandonnant leur famille, elles se distinguent en tant qu’héroïnes, au même titre que des soldats défendant leur pays. Elles sont bien conscientes que la servitude qu’elles embrassent auprès de populations du globe plus fortunées permet d’alimenter le pays en devises étrangères puissantes, et représente une force économique non négligeable.

Former à la servitude

Car c’est bien d’une nouvelle servitude qu’il s’agit, d’un esclavage moderne. Si les jeunes femmes sont censées être payées pour leur travail (et bien plus qu’elles ne pourraient espérer gagner aux Philippines), elles n’en sont pas moins dans la plupart des cas exploitées par le familles qui les embauchent. Pas le droit de dormir ou presque, tout juste le temps de manger, des horaires extensibles à l’infini, et même d’odieux chantages affectifs les dissuadant de prendre leurs « vacances » pour retourner voir leurs famille au pays.

Ces situations et d’autres encore (harcèlement, violences physiques et verbales) sont enseignées aux jeunes femmes qui peuplent le centre de formation où Sung-A Yoon a posé sa caméra, le temps d’uns session de préparation à l’exil. Le temps de quelques jours, dans cette antichambre du départ et du déchirement familial, les jeunes femmes apprennent l’art de servir autrui, au sein d’une maison reconstituée. Comment mettre le couvert, s’occuper des enfants, s’adresser aux maîtres·ses de maison. Elles apprennent aussi – et peut-être même surtout – à faire face aux possibles brimades, réprimandes, agressions ou autres harcèlements dont elles pourraient être victimes.

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Domestiques mondialisées

Ces héroïnes aux yeux du pays sont aussi les héroïnes d’une comédie domestique mondialisée, où les travailleuses s’exportent comme des marchandises. Les Philippines entretiennent une véritable filière des employées de maison, des employées efficaces et dociles, motivées par la perspective de gagner à l’étranger le double voire le triple de ce quelles pourraient espérer gagner dans leur pays.

Et c’est justement cet apprentissage, et sa mise en scène au sein de la formation qui offre au film une dimension si particulière. Il passe par des jeux de rôles où les élèves incarnent tour à tour les employées de maison et les employeurs. Parmi les jeunes femmes, certaines ont déjà vécu à l’étranger, et les voir rejouer des saynètes de leur vie quotidienne à Singapour, Ryiad ou Doha, permet tout à la fois de les voir en position dominante, et de donner à voir la réalité de la vie outremer.

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Actrices de leur propre vie

Car contrairement à ce que pourraient laisser penser les centaines de piles de dossiers qui s’amoncellent dans les couloirs de l’administration, tout juste identifiés par des dates et des lieux, les héroïnes d’Overseas ne sont jamais réduites à leur statut d’esclaves modernes. Loin d’être les victimes passives que leur emploi pourrait laisser supposer, elles sont actrices de leur propre vie (d’où la puissance de la mise en abîme), maîtresses de leur avenir. Car toutes nourrissent des espoirs, en plus de nourrir leurs familles. L’une se rêve architecte, l’autre veut ouvrir un restaurant de pâtes.

C’est cette tension paradoxale entre la bienveillance des formatrices et le contenu de leur enseignement (apprendre à subir les violences et les spoliations), entre l’ici (leur maison, leur famille) et l’ailleurs (qui rend possible la vie au pays), la force vitale de ces jeunes femmes et leur immense vulnérabilité au sein des foyers où on les expédie comme de la marchandise qui fait la puissance de ce documentaire en quasi huis clos, au coeur d’une fabrique d’ouvrières mondialisées.

Overseas est une production Iota Production et Les Films de l’Oeil Sauvage (FR), en coproduction avec Clin d’Oeil films.

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