Où sont les femmes? Où sont les femmes dans le cinéma? Où sont celles qui font du cinéma, particulièrement en Belgique? Elles sont partiellement sur une photo réalisée samedi dernier par un collectif de réalisatrices, qui a lancé un appel pour une plus grande représentation des femmes du cinéma belge, demandant la parité, et signé par 125 réalisatrices. Elle est belle cette photo, pleine de vie et d’envie, de mouvement et de diversité. Et elle interpelle.
Le 31 mai dernier, la Fédération Wallonie-Bruxelles lançait l’opération 50/50, une année de célébration du cinéma belge à l’occasion des 50 ans des aides publiques à la création cinématographique. L’occasion de (re)découvrir 50 films, tous genres confondus, du patrimoine cinématographique belge francophone. Une belle fête, et une belle brochette de talents représentant l’histoire du cinéma belge francophone réunis à cette occasion, sur une photo de famille exceptionnelle, des frères Dardenne à Joachim Lafosse, en passant par Jaco Van Dormael ou Nabil Ben Yadir. Seulement voilà, sur cette photo ne figurent que 6 femmes. 6 réalisatrices sur 41 cinéastes.
Alors en quelques jours, 125 réalisatrices se sont mobilisées pour lancer un appel: « 50/50 : où sont les femmes du Cinéma belge francophone? Les réalisatrices se rassemblent pour dénoncer une sous-représentation et réclamer la parité »
Mais allons un peu plus loin que le choc des photos, comme on dit…
Une réalité historique
Précisons d’emblée que cette proportion correspond à la réalité de la production cinématographique ces 50 dernières années. Sur les 205 cinéastes aidés durant cette période pour la réalisation d’un long métrage, 33 étaient des réalisatrices. Une proportion en fait légèrement inférieure à celle du nombre de femmes représentées dans les 50 films sélectionnés – mais on est évidemment loin de la parité. Et si l’on observe de plus près quand ont était aidées ces réalisatrices, on s’aperçoit que plus de 80% d’entre elles ont été aidées après l’an 2000. Ce n’est pas tant la photo, que le cinéma belge lui-même qui n’a pas laissé beaucoup de place aux réalisatrices au fil de son histoire. Elles en ont pourtant écrit des pages magnifiques. L’émotion internationale suscitée par la disparition de Chantal Akerman fin 2015 résonne encore… « Figure de proue du cinéma moderne » pour Les Inrocks, « Autrice d’une oeuvre pionnière » pour Le Monde, « Une influence plus qu’essentielle » pour Gus Van Sant… Mais ce portrait de groupe a pour grande vertu de rendre visible cette vérité historique en images.
On ne peut pas réécrire l’histoire, mais on peut la commenter. Et surtout, on peut interroger le présent, et anticiper le futur. La directrice du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel, Jeanne Brunfaut, souligne que « c’est une bonne et belle idée de montrer qu’il y a beaucoup de femmes réalisatrices dans le cinéma belge, et cette photo et l’énergie qu’elle dégage sont très enthousiasmantes. Mais je regrette que la photo soit montrée en opposition à l’initiative 50/50, dont l’objectif est de mettre en valeur 50 ans de cinéma belge. Cela déforce une initiative qui a pour but de prouver qu’il existe un cinéma belge qui fonctionne bien depuis 50 ans, qui offre de beaux résultats sur le plan national et international. Un cinéma qui fédère tous les genres, les films d’hommes et de femmes, les drames et les comédies. C’est une initiative fédératrice, certainement pas une initiative qui vise à diviser ou exclure. »
L’absence de représentation: des chiffres éloquents pour des effets souvent indicibles
Pour les initiatrices du projet, la parité devrait être un critère de sélection, comme l’explique Sophie Bruneau (La Corde du Diable, Ils ne mourraient pas tous mais étaient tous frappés, présente dans la sélection 50/50 avec Arbres) au magazine Axelle Mag: « Cette disproportion a déclenché chez nous, et notamment chez la réalisatrice Géraldine Doignon, une interrogation : comment est-ce possible qu’en 2017, nous ne soyons que 6 sur 41 ? Notre réaction n’est pas contre la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais contre cette image frappante de l’inégalité entre les femmes et les hommes. La représentation des femmes aurait dû être un critère ! » La réalisatrice s’étonne aussi de la disparité de la représentation des femmes en fonction des genres, et notamment leur relative absence dans le domaine du long métrage: « Il y a certes de plus en plus d’étudiantes, mais quand on regarde la profession, on les perd, surtout en long métrage et en fiction, pour lesquels la concurrence est rude et les enjeux financiers accrus. » Elle conclue en demandant « des politiques volontaristes et des leviers stratégiques (ainsi que) des critères pour plus d’égalité entre les femmes et les hommes ».
Géraldine Doignon (De leur vivant, Un homme à la mer) renchérit: « Aujourd’hui, en 2017, il y a la réalité des chiffres, oui, bien sûr, (chiffres historiques, évolutifs et actuels) mais il doit surtout y avoir une envie, une volonté assumée de changer les choses pour que, justement, une image symbolique, significative éclaire autrement le secteur audiovisuel jusqu’ici dominé par des hommes. Il s’agit de donner du sens. Pour la profession mais aussi pour le public, pour l’avenir, pour les jeunes. C’est là, dans cette photo. C’est partout, c’est à tous les niveaux. En tant qu’artiste, on a un rôle à jouer, on a une responsabilité, on se positionne pour que la société nous paraisse plus juste, plus égalitaire. Et l’idée est bien sûr d’avoir une réflexion ensemble, constructive et progressiste, entre artistes et pouvoirs publics. Nous sommes contentes de voir que la Fédération-Wallonie Bruxelles est sur la même longueur d’ondes et se posent les mêmes questions. Nous ne voulons plus, ni les unes ni les autres, de ces chiffres injustes. Il va donc falloir agir en ce sens, à l’instar d’autres pays qui, proches de nous, ont souhaité diminuer les inégalités et y parviennent grâce aux politiques volontaristes de leurs institutions. »
« Cette photo, que je ne dénonce pas pour ma part en tant que telle, nous a fait prendre conscience de cette absence frappante de représentation des femmes dans le milieu du cinéma belge, explique Delphine Lehericey (Comme à Ostende, Puppy Love). A ce stade, c’est surtout ce constat, confirmé par des chiffres éloquents qui nous interpelle. On sent bien qu’il y a un plafond de verre, mais il va falloir étudier plus en détail la question pour en déterminer les causes. Une grande partie des enjeux relève de l’indicible, mais il y a surement des pistes à explorer, des actions à mettre en place. Nous allons nous réunir à nouveau très vite pour réfléchir à la meilleure façon d’avancer. Il n’est pas question de créer des oppositions, certainement pas avec les hommes, ni avec les institutions, mais de mener ce combat ensemble. »
Quels sont les freins qui empêchent les réalisatrices?
« Ce n’est pas un problème lié à la sélection des projets, c’est un problème plus systémique. » Jeanne Brunfaut revient sur l’évolution positive de la Commission de Sélection des Films (CSF): « A qualité égale entre un film de réalisatrice et un film de réalisateur, c’est un critère qui compte, la CSF y est très attentive. Tout est loin d’être parfait, on l’a vu notamment avec l’étude faite l’année dernière par la Ministre Simonis. Il y a un vrai fossé entre le nombre de femmes qui étudient les métiers du cinéma, et le nombre de femmes qui en vivent, même si l’on a pas encore réussi à identifier tous les facteurs en cause. En 2016, 28% des demandes d’aide venaient de femmes, et 33% des projets aidés étaient des projets de femmes. Pour la 1ère session 2017, on est à 43%. On ne peut donc pas parler de discrimination à ce sujet. Un mouvement est enclenché, il ne faut pas donner l’impression que les institutions publiques n’en ont rien à faire… Le vrai souci, c’est qu’en production, on a beaucoup moins de dépôts. Qu’est-ce qui fait obstacle au fait que des femmes qui ont écrit et développé des projets ne les mettent pas en production? Il y a une réflexion de fond à avoir, et qui ne doit pas se limiter à dire qu’il faut la parité au sein des projets sélectionnés par la Commission. Je pense que la parité s’obtiendra d’elle-même à partir du moment où l’on aura trouvé les moyens pour que les femmes déposent plus de projets en production, et que ceux-ci seront choisis selon des critères artistiques et culturels. »
Quelles initiatives?
Les choses ne bougent pas assez vite, mais elles bougent néanmoins. Les commissions se sont féminisées, les formations aussi, le nombre de projets déposés par des femmes (et soutenus) augmente… Mais il reste des obstacles majeurs, un plafond de verre mis en lumière par les chiffres. Depuis 2010, 16 réalisatrices ont été soutenues pour un premier long métrage. Mais combien parviendront à réaliser le deuxième, et combien de temps cela leur prendra-t-il? En janvier dernier, nous rencontrions la productrice Diana Elbaum (Faut pas lui dire, Elle, Ennemi Public), qui nous parlait alors du Boost Camp (lire notre article à ce sujet), qui vise à accompagner les réalisatrices dans l’écriture, la réalisation et la production de leurs projets de longs métrages, projet d’ailleurs soutenu par le Centre du Cinéma.
« Pourquoi 50% des étudiants en école de cinéma sont des femmes, alors que 80% des premiers films sont réalisés par des hommes? s’interroge Diana Elbaum. Pourquoi le contenu des films est si excessivement masculin? Quelle réponse concrète peut-on offrir? Depuis cette fameuse année où le Festival de Cannes n’a sélectionné aucun film de femmes, je lis beaucoup de rapports et de statistiques sur le sujet, mais je ne vois aucune action en la matière. Les femmes mettent plus de temps à développer leurs films. On a épinglé deux phénomènes déterminants. Pour commencer, les femmes ont tendance à être très (trop?) perfectionnistes, et ne veulent rien partager tant que ce n’est pas parfait. Or, le scénario n’est qu’une étape dans le développement d’un film, c’est encore le chantier. C’est le film lui-même qui doit être parfait, il faut donc leur donner confiance pour ouvrir aux autres leurs projets en friche. Par ailleurs, le schéma traditionnel de la famille fait que les femmes s’absentent souvent du marché pendant une dizaine d’années, et doivent redémarrer à zéro, ayant perdu tout leur réseau, et devant se battre à nouveau comme si c’était un premier film. Quand on regarde le cinéma belge des années 2000, en fiction, on trouve peu de réalisatrices derrière les chefs de file que sont Marion Hänsel et Chantal Akerman… »
Le cinéma belge reflet d’un phénomène global
Evidemment, la sous-représentation des femmes est loin d’être une spécificité du cinéma belge. Le mois dernier, la « fronde » des femmes du Jury de Cannes en disait long sur la situation sur le plan mondial. Après avoir vu 20 films du monde entier en 10 jours, l’actrice américaine Jessica Chastain s’interrogeait on ne peut plus explicitement sur la représentation des femmes au cinéma: « Je crois que si vous avez plus de femmes scénaristes, vous aurez plus de personnages féminins authentiques. J’espère qu’en incluant plus de femmes dans l’écriture, nous aurons plus de femmes comme celles que je rencontre dans ma vie quotidienne. Des femmes qui sont entreprenantes, qui ont du pouvoir, qui ne font pas que réagir aux hommes qui les entourent, qui ont leur propre point de vue. »
Quoiqu’il en soit, c’est en Belgique que se mobilisent aujourd’hui les femmes réalisatrices, pour souligner, dans un premier temps, le déficit de représentation des femmes cinéastes. Après ce coup d’éclat, elles devraient se réunir à nouveau début juillet, pour mettre au point un plan d’action.
« On sera assurément à l’écoute de l’évolution des discussions du groupe des réalisatrices, pour voir comment accompagner leurs réflexions, et même soutenir leurs actions, » ajoute Jeanne Brunfaut.
En attendant, l’opération 50/50 va durer un an, et les différents acteurs du milieu culturel sont invités à proposer leur vision du cinéma belge. Alors, où sont les femmes, et sur quels écrans? A quand une rétrospective consacrée aux femmes dans le cinéma belge, doublé d’un focus sur la nouvelles génération de réalisatrices, les pas moins de 16 réalisatrices soutenues pour la réalisation d’un premier long métrage depuis 2010, les documentaristes, les courts-métragistes? Gageons que cette initiative devrait donner des idées…
Complément d’information
Après avoir constaté (une fois de plus) la sous-représentation des femmes dans le milieu audiovisuel, la question qui se pose c’est évidemment: « pourquoi? quels sont les obstacles rencontrés par les femmes? » Si beaucoup relève de « l’indicible », et d’un mouvement sociétal plus vaste qui dépasse largement le monde du cinéma, l’étude commandée l’année dernière par la Ministre Simonis, disponible ici, propose quelques pistes de réflexions que voici:
Les propos recueillis nous permettent de lister des obstacles à l’égalité dans les métiers du
cinéma. Il s’agit ici d’une première approche .
- Une plus grande confiance est généralement accordée aux hommes à mener un projet
- La conciliation avec la vie personnelle, les maternités dans des métiers où les horaires sont très contraignants.
- Un « sexisme bienveillant » à l’égard des jeunes : il est souvent diffus, non déclaré ouvertement mais bien présent.
- Le positionnement dans des réseaux où les femmes se retrouvent moins bien que les hommes et qui tient sans doute aussi à une « culture du réseau » moins familière aux femmes qu’aux hommes.
- Le mythe de l’excellence qui semble jouer plus pour les femmes : les « échecs » sont attribués à des manquements personnels.
- Le manque de confiance en elles de certaines femmes qui n’osent pas se lancer, à tout le moins dans les grands projets de longs métrages fiction qui nécessitent de gérer des équipes importantes et des fonds très lourds.
- Le passage au deuxième film est pointé comme un moment clé de la carrière des femmes cinéastes : il apparaît que beaucoup « bloquent » à ce moment-là.
- Un monde professionnel qui est en quelque sorte la quintessence du libéralisme et du patriarcat : actuellement ou bien les femmes s’en accommodent ou bien elles ne tiennent pas le coup.
Liste des 125 réalisatrices signataires à ce jour
Banu Akseki – Chantale Anciaux – Nathalie André – Yaël André – Kita Bauchet – Nadia Benzekri – Marta Bergman – Loredana Bianconi – Karine Birgé – Milena Bochet – Eve Bonfanti – Alexia Bonta – Nathalie Borgers – Sophie Bruneau – Hélène Cattet – Céline Charlier – Ely Chevillot – Isabelle Christiaens – Solange Cicurel – Anne Closset – Marie-France Collard – Laurie Colson – Catherine Cosme – Manon Coubia – Véro Cratzborn – Vanja d’Alcantara – Caroline d’Hondt – Marie-Eve de Grave – Tatiana de Perlinghi – Alice de Vestele – Karine de Villers – Violaine de Villers – Jen Debauche – Savina Dellicour – Rose Denis – Edith Depaule – Célia Dessardo – Isabelle Dierckx – Géraldine Doignon – Martine Doyen – Sandrine Dryvers – Charlotte Dupont – Guldem Durmaz – Sandra Fassio – Beatriz Flores Silva – Camille Fontenier – Annick Ghijzelings – Khristine Gillard – Virginie Gourmel – Charlotte Grégoire – Joanna Grudzinska – Christine Grulois – Marion Hansel – Clémence Hebert – Sarah Hirtt – Eva Houdova – Sarah-Moon Howe – Véronique Jadin – Marie-Jo Jamar – Mary Jimenez – Charlotte Joulia – Maria Karaguiozova – Yasmine Kassari – Juliette Klinke – Jasna Krajinovic – Hadja Lahbib – Marianne Lambert – Rachel Lang – Axelle Le Dauphin – Anne Leclercq – Kadija Leclere – Rachel Lecomte – Delphine Lehericey – Elodie Lélu – Annick Leroy – Vania Leturcq – Françoise Levie – Anne Lévy-Morelle – Bénédicte Liénard – Elisabet Llado – Dominique Loreau – Marie Mandy – Chloé Malcotti – Monique Marnette – Monique Mbeka Phoba – Ursula Meier – Geneviève Mersch – Camille Mikolajczak – Camille Mol – Catherine Montondo – Oranne Mounition – Valérie Muzzi – Emmanuelle Nicot – Delphine Noels – Tulin Ozdemir – Nicole Palo – Sonia Pastecchia – Alice Petraud – Marie-Françoise Plissart – Inès Rabadan – Isabelle Rey – Sonia Ringoot – Pauline Roque – Zlatina Rousseva – Déborah Ruffato – Isabelle Schapira – Anne Schiltz – Sophie Schoukens – Ann Sirot – Paola Stévenne – Caroline Tambour – Aya Tanaka – Milena Trivier – Nina Toussaint – Amélie Van Elmbt – Valérie Vanhoutvinck – Aude Verbiguié – Marie Vermeiren – Laura Wandel – Marylin Watelet – Sandrine Willems – Lydie Wisshaupt-Claudel – Françoise Wolff – Soa Yoon