Nicolás Rincòn Gille: « Un projet social à la dimension cathartique »

Rencontre avec Nicolás Rincòn Gille, réalisateur colombien installé en Belgique. Son premier long métrage de fiction, Tantas Almas, lauréat de l’Etoile d’Or au Festival du Film de Marrakech, est une véritable épopée mémorielle sur les traces de la guerre civile colombienne. Le film sort ce mercredi à Flagey avec la Cinematek et aux Galeries. 

Quelles sont les origines du projet?

Entre 2008 et 2010, j’ai fait un film documentaire, Campo Habado (L’Etreinte du Fleuve), qui parcourt tous le fleuve Magdalena en Colombie, un fleuve très marqué par la violence, c’est là que les armées paramilitaires ont jeté les corps de leurs victimes. J’ai recueilli de nombreux témoignages pour le film, dont un qui m’avait beaucoup marqué, l’histoire d’un père qui en rentrant de la pêche, apprend que ses deux fils ont été tués par les paramilitaires. Il part donc à leur recherche. Je trouvais que c’était à la fois une figure très douloureuse, mais aussi pleine d’espoir, de quelqu’un qui tout seul s’oppose à une violence faite pour le détruire.

A partir de là, j’ai commencé à construire une fiction. J’ai assemblé plein de témoignages, je les ai ré-articulés.

Qu’est-ce que la fiction a apporté à ces thématiques? Le recul?

La première chose, c’est le recul donné au spectateur. Même si c’est très douloureux, le spectateur sait que c’est une fiction. Pour moi c’était très important par rapport à ce sujet. Je suis allé vers la fiction, car cela me permettait d’approcher un sujet difficile à aborder autrement, le besoin de faire son deuil.

Ca me permettait aussi de revenir en 2002, une période particulière pour la Colombie, d’une grande violence. J’avais travaillé ces questions en documentaire, et je sentais que j’étais sur un seuil difficile. En documentaire, on est sur la vraie  douleur. J’avais besoin de travailler ça avec une certaine distance, et un peu de poésie, pour aller à l’encontre de la violence. De proposer une épopée, avec une ligne dramatique forte, propre à la fiction, pour faire de cet homme un personnage fort sans qu’il soit dominé par des pulsions de vengeance ou de violence. Un homme qui reste fragile.

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Ce personnage avance au rythme du fleuve, avec une aura presque mythologique, il a une dimension de symbole.

Pour moi, le film est une tragédie, je me suis donc beaucoup interrogé sur comment construire une tragédie sans détruire le spectateur, en lui faisant comprendre que la situation est très compliquée, voire calamiteuse, mais que malgré tout, il y a une joie d’être en en vie, de créer du lien.

Peut-on parler du fleuve, colonne vertébrale du film, comment avez-vous choisi de le travailler pour en faire un personnage?

Souvent, les paysages sont considérés comme un arrière-fond au cinéma, juste de belles images. Mais pour moi le paysage, le fleuve est vivant, et je voulais faire sentir cette vie à l’écran. Ce n’est pas un être humain, mais c’est très organique. Tout le film est travaillé comme ça, pour questionner la place de l’homme dans un milieu vivant. Parfois le fleuve est un ennemi, parfois c’est un ami, mais il y a une constante interaction. C’est le seul personnage qui accompagne de bout en bout José dans sa quête.

Du fleuve on ne voit souvent que sa surface, on ignore sa profondeur, sa force. Il y a une quête de cinéma pour essayer de rendre ça évident, sensible. Malgré la surface limpide, il y a peut-être autre chose. Il fallait travailler le courant, sous lequel il peut y avoir aussi bien la mort (avec les corps) que la vie. Je voulais aussi montrer que l’on peut aller à contre-courant, s’opposer au fleuve.

Il y a aussi une mémoire du fleuve, importante à garder. Il y avait beaucoup d’éléments, physiques et métaphoriques que je voulais déployer. Le fleuve impose un rythme qui n’est pas le nôtre, un rythme imposé par la nature.

Et au niveau du son, souvent quand on écoute un fleuve, c’est juste un bruit blanc, on a beaucoup travaillé pour le rendre plus hétérogène et vivant.

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Comment avez-vous abordé les scènes terrestres, quand José s’écarte du fleuve pour rencontrer les humains?

José peut faire ce qu’il veut sur le fleuve, mais dès qu’il en sort, il devient plus fragile, car ce n’est pas son élément. Il est alors confronté au mal, aux armées paramilitaires. Il fallait qu’il rencontre le diable, mais il fallait que le diable soit complexe, qu’il n’ait pas qu’une seule face. On pose un regard étonné sur lui. Il serait comme un enfant mal élevé qui a grandi sans limites. Aux limites de l’absurde.

La mémoire des fils de José s’incarnent aussi à travers des reliques auxquelles s’accroche José.

Quand quelqu’un disparait, ses objets deviennent importants, porteurs de mémoire. En Colombie, c’est très fréquent de garder ces reliques comme des trésors. Je voulais aussi questionner la frontière de l’au-delà. Pour José, les âmes de ses fils resteront errantes tant qu’il n’aura pas retrouver leurs corps. Il établit une communication avec ses enfants, nous spectateurs on ne la voit pas.

Même sans être croyant moi-même, je voulais montrer comment ces croyances peuvent être importantes en Colombie, et pour José, tant elles construisent un récit. Surtout dans la culture populaire. Ce ne sont pas que des traditions archaïques, ce sont des éléments vivants très importants pour résister à la violence. C’est important que les spectateurs puissent sentir la profondeur de ces croyances, et s’éloigner d’une représentation qui n’en serait que folklorique.

Est-ce que le film, par son travail mémoriel, est une sorte de refuge pour ces âmes errantes?

Oui, d’ailleurs c’était important pour moi de tourner dans une région avec des gens qui avaient connu ces violences-là, il y avait aussi une dimension cathartique au projet. C’est aussi un projet social. Le film était un lieu où déposer les âmes.

Comment avez-vous choisi celles et ceux qui allaient incarner vos personnages?

La plupart sont ce que j’appelle non pas des comédiens non-professionnels, je trouve ça un peu péjoratif, mais des comédiens naturels. Pour moi, dès qu’on joue, on est comédien. Il était important de trouver des gens sur place qui portent dans leur corps des marques du travail, la connaissance du fleuve. Il me fallait un pêcheur pour incarner José, qui connaissent les gestes. Il fallait une véracité dans leurs mouvements, pour créer l’immersion.

Quels sont vos projets?

Je développe un nouveau projet qui comme Tantas Almas est une fiction, avec des comédiens naturels, toujours en Colombie. Ca s’appelle Illuminada, l’histoire d’une jeune fille afro-colombienne. On la suit pendant 4 ans. Je me demande comment on peut construire des relations d’amour dans un contexte aussi violent, comment croire en l’autre, construire ensemble?

 

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