Nicolas Graux: « L’exigence esthétique peut être tout aussi élevée en documentaire qu’en fiction. »

Nous avons rencontré Nicolas Graux, dont le très puissant documentaire Century of Smoke (voir notre critique) sort demain à Flagey, avant une tourné dans les salles wallonnes. Il nous parle de ce projet aussi lointain que personnel. 

D’où vient cet intérêt pour ce village laotien?

Cela fait une dizaine d’années que je voyage au Laos. Au départ je parcourais l’Asie du Sud Est, et quand je suis arrivé au Laos, j’ai ressenti quelque chose de magnétique, d’assez irrationnel, qui ne voulais plus me lâcher. C’est devenu quelque chose d’assez obsédant, et quand je suis rentré en Belgique, j’ai commencé à apprendre les bases de la langue pour pouvoir aller plus loin dans la rencontre. En parallèle de mes études de cinéma à l’IAD, je retournais là-bas deux ou trois mois chaque été, toujours dans la même région à la frontière de la Chine, une zone assez difficile d’accès, dans les montagnes.

Je marchais avec mon petit sac à dos de village en village à travers la jungle, je demandais au habitants combien de rivières il fallait traverser, combien de montagnes, et je dessinais au fur et à mesure ma propre cartographie. C’est seulement quand j’ai réussi à entrer dans la vie de ces villages que le désir du film a commencé à se former. J’étais très touché par le quotidien des gens, et en parallèle, je voyais le visage du Laos changer de manière dramatique. Le pays a vendu l’essentiel de ses terres à la Chine, super puissance qui utilise les ressources naturelles du Laos à son profit. La déforestation est hyper rapide, des barrages hydro-électriques se construisent quasiment du jour au lendemain, modifiant les éco-systèmes et les modes de vie des populations locales.

Ce n’est qu’en 2012, à la fin des études, que je suis retourné là-bas pour chercher à cristalliser ce désir de film de plus en plus prégnant. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Laosan, le protagoniste du film, et que j’ai été accueilli dans sa famille. Je ne savais pas encore ce que serait le film, ce sont des intuitions qui grandissent au fur et à mesure, des notes, des impressions, et une relation de confiance qui commence à se tisser. J’ai été très touché dès le début par Laosan. J’ai senti qu’il avait des failles profondes, dans lesquelles je me reconnaissais, une détresse existentielle qui me renvoyait à moi-même. Une forte empathie s’est développée dès le départ.

J’ai alors commencé à découvrir les facettes multiples et complexes de sa réalité. Le point de vue des femmes, des vieilles générations, les enjeux liés à l’opium, comment cette communauté hyper isolée est attachée à cette substance qu’ils cultivent depuis des générations et qui est en même temps un poison pour eux. Tout ça est devenu la matière de mon film, mais c’est un processus très graduel, qui prend beaucoup de temps, parfois du découragement. Et en même temps la confiance grandissait, les gens commençaient à se livrer à moi, je devenais le dépositaire de quelque chose qu’ils avaient besoin de dire. 

Century-Of-Smoke

C’est la rencontre qui crée le récit, et fait émerger le motif très cinématographique de la fumée…

La fumée est devenue un motif qui représente énormément de choses. L’opium est au coeur du film en tant que moyen de subsistance économique mais aussi en tant que poison. C’est la substance qui crée l’addiction des hommes, et qui les plonge dans la torpeur. Qui anesthésie les désirs, les attentes, les projections d’avenir. Qui anesthésie aussi le lien au passé. La génération de Laosan se désintéresse complètement des structures traditionnelles qui permettaient de tenir la communauté en un bloc. Cette jeune génération est en contact avec la modernité qui arrive de Chine, mais n’a pas les moyens d’avoir une prise directe dessus. Ils n’ont jamais eu accès à l’éducation, jamais quitté leur village, mais ils savent qu’il y a cette autre vie à côté d’eux. La conscience de cet isolement les plonge dans une nouvelle sorte d’ennui, qui auparavant était comblée par les rites, tout ce qui structurait la communauté, et aujourd’hui se désagrège.

Aujourd’hui il reste une sorte de temps figé sur lui-même, dans une torpeur où le passé disparait, et l’avenir est hors de porté. Pourtant il y a encore des attentes, cette volonté d’offrir une vie meilleure aux enfants, Laosan adore ses enfants. Mais ces attentes sont très embrumées aussi. La fumée est devenue pour moi une métaphore de cette vie fermée sur elle-même comme une petite île. Où les attentes sont là, mais noyées dans un brouillard continu. Celui de l’opium, mais aussi la brume qui flotte au-dessus des montagnes, qui crée cette ambiance claustrophobique qui bloque la vision.

Ils sont frustrés d’un futur qu’ils n’auront jamais.

Ces attentes crée une détresse existentielle, de toute une communauté qui se demande quel avenir est possible pour eux? Si le gouvernement intervient et les empêche de cultiver l’opium,  ils vont devoir refonder leur mode de vie, et ça va être très difficile, ils risquent de plonger dans une misère encore plus noire. C’est un moment de mutation extrêmement délicat et dramatique. Cela crée cette espèce de mélancolie à laquelle je peux m’identifier.

Une impression de génération perdue.

Ce qui se passe avec la génération de Laosan, c’est que c’est la première fois depuis des centaines d’années que les jeunes consomment l’opium. Avant, il était destiné au commerce avant tout, sa consommation était réservée aux vieilles personnes ou au malades. C’est une drogue qui un peu comme la morphine, atténue la douleur, mais est très addictive. La génération de Laosan utilise désormais l’opium comme un dérivatif à cet ennui qu’ils ont besoin de combler. Et évidemment ça fait des ravages. Beaucoup de mecs de 20 ans sont défoncés à longueur de journée et ne sont même plus capables de travailler dans les champs pour produire ce qu’ils consomment. Les femmes se retrouvent à faire le travail des hommes, et ça disloque complètement l’unité du village et des familles.

Au sein de la communauté, les clans se forment, notamment celui des femmes.

Les femmes sont les seules qui permettent au bateau de ne pas sombrer complètement. Elles ont cette conscience de leur responsabilité pour que les enfants puissent manger. Elles endossent un travail harassant. Elles en ont gros sur le coeur, elles sont très lucides, et s’expriment à ce sujet. Les femmes qui fument sont très rares, la stigmatisation est très forte pour elle. C’est une situation très poignante. J’ai été moi-même surpris de la force de la parole de ces femmes. Leur parole nous a submergés. Je n’aurais jamais pu imaginé ce qu’elles ont pu nous confier. C’est beau quand le film permet d’ouvrir cet espace de parole. Ce n’est plus seulement moi qui vient prélever quelque chose dans une réalité, c’est aussi notre présence qui permet d’ouvrir quelque chose, et d’exprimer quelque chose qui a été réprimé pendant des années. 

Il y a même eu des scènes suscitées par les gens eux-mêmes, comme celle où les parents exhortent Laosan à se reprendre en mains. Cette scène, centrale au niveau de la dramaturgie du film, et ce sont les parents qui l’ont provoquée.  Ils se sont emparé de la caméra pour devenir acteurs de leur propre représentation. C’est une forme d’échange extrêmement précieuse pour moi. C’est quelque chose qui ne peut se donner que dans le temps…

C’est justement un film qui prend le temps de poser le récit et d’accueillir les témoignages.

Un film comme celui-là, c’est un long parcours. Entre le moment où j’ai rencontré Laosan et la fin du film, il s’est écoulé 5 ans. Chaque fois, on essaie de désamorcer la méfiance, de créer la confiance. On parle quand même d’opium, une substance illégale. Les autorités sont l’ennemi de ces villageois. Et Laosan sait que son addiction à l’opium crée des ravages chez lui et dans sa famille. Il en est très conscient, la honte et la culpabilité sont très ancrées en lui. C’était la chose la plus difficile à désamorcer. Il devait se sentir respecté dans sa dignité pour nous livrer ça. Et ça, ça ne se donne qu’au fil des années. Jusqu’à très tard dans le processus du film, je n’étais pas sur de pouvoir filmer l’opium. Cela ne tient à pas grand chose, juste le fait d’être présent, d’habiter avec eux. D’être dans la compassion, sans jugement moral. Parfois on ressent des émotions très fortes, presque de la colère, on a envie de secouer Laosan, de lui dire de travailler. Je peux essayer autant que possible de me mettre à leur place, je n’arriverai jamais à avoir complètement leur point de vue. Mes jugements moraux, mes préconceptions, je dois les mettre de côté pour être là avec eux.

Par rapport à la lenteur, c’est aussi quelque chose qui devait être présent dans le film. La réalité dans laquelle on est façonne l’esthétique du film. Il n’aurait pas été juste de plaquer des formes narratives classiques ou linéaires sur cette réalité. Cette torpeur devait être au coeur du film. Comment on élabore à partir de ça une forme de récit? C’est très organique, très intuitif. On fonctionne par strates. On essaie d’aller d’abord dans la découverte de la famille, puis de découvrir les différents enjeux, à quoi les gens sont confrontés, et le récit au final se crée plus dans la tête du spectateur, qui chemine dans un rapport personnel aux images, au fil des questionnements qui se soulèvent. C’est beaucoup de travail au montage pour structurer la matière. On essaie d’être juste par rapport au moment, on travaille dans le présent, pour que l’angle de la caméra dégage une sorte de vérité.

C’est un portrait très sombre d’une génération sacrifiée traversé de temps à autre de lumière… Comment trouver l’équilibre, pour que ce ne soit pas que le portrait d’une addiction?

Il fallait rendre cette réalité dans sa complexité, et rendre ces gens dans leur beauté et leur dignité, en me mettant le plus possible auprès d’eux. Il fallait qu’ils soient un peu plus grands que la vie toute simple. 

Dans cette situation désespérée, comme partout, il y a des sentiments humains qui persistent. De l’amour, qui nous relie à notre humanité, et crée le lien, et l’identification, l’amour de nos enfants. Je ne vais pas dire que la situation est porteuse d’espoir, ce serait s’aveugler, mais il ya aussi de la joie, de la musique, des paroles partagées. Il fallait que tout se mêle dans le film, et se structure.

Comment naviguez-vous entre la fiction, comme dans votre court métrage Passée l’aube, et le documentaire?

Pour moi, ce sont des questions de cinéma avant tout que soulève chaque projet. Chaque projet nait d’une nécessité, d’un besoin pour moi de rendre compte d’une réalité et d’une expérience. Et cette réalité dicte dans quel mode elle va pouvoir se développer cinématographiquement. Il était clair que mon film de fiction, inspiré d’une expérience personnelle, qui va puiser dans ma mémoire, allait se développer sous forme de scénario, avec des acteurs. Et pour le Laos, il était clair aussi que j’allais devoir travailler avec cette réalité, et pousser le plus loin possible le dispositif cinématographique que ce village me permettrait de façonner. Que peut-on filmer ou pas, quelles sont les limites du hors champ, tout cela façonne l’esthétique du film, et son mode d’expression. Mais les questions de personnages, d’émotions sont très similaires entre fiction et documentaire, ce sont des questions de cinéma avant tout. L’exigence esthétique peut être tout aussi élevée en fiction qu’en documentaire.

Quels sont vos projets?

Je commence à nouveau un long parcours, à la lisière du documentaire et de la fiction, dans un recoin très éloigné de la Sibérie. Une ville à laquelle on n’a accès que par avion, à plus de 2000km au nord de Vladivostok, prise dan un hiver constant. Ça faisait longtemps que je lisais à propos de l’histoire de cette ville, où Staline envoyait massivement des prisonniers pour travailler dans les mines d’or. Cette ville s’est construite par les mains des prisonniers eux-mêmes. C’est une région inhabitable, et pourtant des gens y habitent encore. Je voulais sentir comment la mémoire de ce passé traumatique résonne toujours dans le présent. J’y suis parti seul, et à nouveau, j’ai rencontré une personne là-bas qui me permet maintenant d’élaborer un projet… Je vais travailler de façon différente du Laos, en interrogeant le passé, et le rapport à la mémoire.

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