Alors que son dernier film choc, Animals, inspiré de l’affaire Ishane Jarfi, sort demain dans les salles belges, rencontre avec le cinéaste bruxellois Nabil Ben Yadir, qui revient pour nous sur ce projet intense et radical.
Comment présenteriez-vous le film en quelques mots?
Animals est librement inspiré de l’histoire Ishane Jarfi. J’y raconte les derniers jours d’Ishane, et les premiers jours de son meurtrier. C’est un film intense, radical, dur.
Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire?
A l’époque du meurtre d’Ihsane Jarfi, les journaux parlaient de crime homophobe. Et je me suis demandé pourquoi on parlait de crime homophobe, et pas de crime raciste. Les origines d’Ihsane Jarfi n’avaient-elles donc pas d’impact dans le meurtre? Ne comptaient-elles plus? A quel moment l’orientation sexuelle de quelqu’un prend-elle le dessus sur son identité, ses origines?
J’ai suivi le procès, et je me suis interrogé sur l’espèce humaine, jusqu’où peut-elle aller, sur la naissance des monstres. Comment en si peu de temps, on devient un monstre, et comment on vit avec? Comment on vit le lendemain du crime?
J’ai rencontré le père d’Ihsane après l’avoir contacté. Lui de son côté voulait qu’on parle de son fils. Il me connaissait, ou plutôt il connaissait mes films, il est prof de religion, et il avait montré Les Barons à ses élèves. Sa démarche était parallèle à la mienne. On pouvait aller dans le même sens, à travers un film.
Moi, je voulais aller au bout de cette violence, cinématographiquement. L’explorer, l’interroger. Il m’a dit: « La seule chose, c’est que je veux vraiment qu’on sente ce qu’il a pu vivre. On ne pourra jamais le dire dans un article à travers des mots. Je veux qu’on puisse le ressentir grâce au cinéma. Qu’on aille au bout de ce qu’il a vécu. »
C’est ce que j’avais envie de faire, montrer jusqu’où les gens peuvent aller, sans savoir où ils vont d’ailleurs, la force de l’effet de groupe. Cette folie qui peut nous dépasser.
Pour raconter une histoire aussi radicale, il fallait une forme encore plus radicale?
Exactement, il fallait une forme radicale, et suivre les personnages au plus près. On a été radical dans le format, en choisissant le 4/3, avec une seule focale. On a longuement réfléchi à comment filmer la violence, et finalement, je ne la filme pas. Au paroxysme de l’agression, ce n’est plus moi qui filme, il n’y a plus de réalisateur, plus de chef op, les comédiens, ou plutôt les personnages qu’ils incarnent ont le pouvoir. C’est eux qui filment, et qui transmettent leur version de l’histoire.
On vit dans une société où l’on ne peut jamais complètement éviter la violence, elle est omniprésente. Il y a une chose néanmoins qui démultiplie la violence, c’est le fait de la filmer. On veut être le plus fort, le plus beau, le plus drôle. Le plus violent. On vit un monde de mise en scène. Tout le monde se regarde.
Le plus violent, ce n’est pas tant la violence elle-même que l’indifférence à la violence.
Pour moi, l’une des premières violences est dans le manque de vocabulaire, et l’absence de communication. Dans la voiture, la communication est impossible. Pour moi c’est l’une des scènes les plus violentes. L’absence de mot, c’est une forme de violence sociétale.
La violence arrive à son apogée quand on considère que la personne en face de soi n’est plus un être humain, que c’est un jouet, un morceau de viande. Il n’y a plus aucune limite, à ce moment-là. C’est comme frapper un sac, un objet inanimé.
Il y a une dimension nihiliste, une noirceur totale…
Moi ce qui m’intéressait, c’est qu’est-ce que ces gars allaient faire le lendemain? Est-ce qu’ils allaient rentrer dormir tranquille? Prendre leur petit-déjeuner? Est-ce qu’il y a une vie après le crime? Comment la société fabrique des monstres? Ce ne sont pas des monstres comme dans les films américains, que l’on identifie au premier regard, mais des monstres qui se révèlent soudainement. Il y a un entrainement, un effet de groupe. Si chacun de ces gars avait croisé Brahim tout seul, qu’est-ce qu’ils se seraient dit?
Quand il y a crime, il y a victime, toute la première partie du film redonne vie à Brahim.
Oui, c’est très important. J’espère être arrivé un peu à ça, donner corps et vie à la victime. Permettre une rencontre avec elle. La victime, dans le cas de ce genre de meurtres, c’est une personne qui paye sa différence. Ça peut être un homme noir au fin fond des Etats-Unis, ou un jeune homosexuel à Liège.
L’une des choses qui m’a interpellé en découvrant ce crime, c’était: d’où vient ce jeune homme, qu’est-ce que ses parents découvrent de lui avec sa mort?
Le film débute par un long plan séquence, un procédé que l’on va retrouver tout au long du film.
On a travaillé de manière un peu particulière pour ces plans séquences. On a répété dans les décors, avec les figurants, sans tourner, pendant toute une journée. On voulait qu’il y ait le plus de naturel possible. C’était aussi un moyen pertinent je pense de travailler avec toute une partie du casting, non professionnel.
Le plan séquence permet d’être au plus proche des personnages, comme le format 4/3 d’ailleurs. Au début, on est avec Brahim, on n’est pas distrait par ce qui se passe à gauche ou à droite. C’était inimaginable en scope, je voulais aussi cadenasser le regard du spectateur, lui montrer ce que je voulais qu’il voit, en travaillant les à côtés en off, au son.
On a aussi tourné en 360° pour libérer le jeu, Frank Van Den Eeden a travaillé uniquement avec des lumières existantes, on n’a ajouté aucun spot.
Peut-on parler du sens de cette volonté de réalisme? Dès le début, on lit le carton « D’après une histoire vraie ».
En fait, je trouve que plus on approche d’une forme de réalisme, plus on est dans le cinéma, un cinéma débarrassé des artifices. Cela produit une émotion intense, on est avec le personnage, on le suit, on est en permanence avec lui. Qu’il s’agisse de la victime ou du bourreau.
Quelques mots sur le casting?
J’avais entièrement confiance en la capacité de Soufiane Chilah qui joue Brahim à s’immerger entièrement dans son personnage. Pour Dode Hoek déjà, il avait pris 17 kilos, là il en a perdu autant je crois. On a beaucoup discuté évidemment, mais c’est un comédien incroyable, j’avais entièrement confiance en lui.
Pour les agresseurs, on a fait un casting sauvage, un vrai. Des gars qui rêvaient de faire du cinéma, d’autres pas. Je voulais que ça n’ait pas l’air joué. Et à un moment ça se ressent, on se dit qu’il n’y a plus de texte. Je voulais entrer en immersion dans la situation.
Avec le comédien qui incarne Loïc (ndlr: l’un des agresseurs, que l’on suit dans toute la troisième partie du film), ça s’est fait très naturellement. Il n’a pas lu le scénario, on tournait au jour le jour, on lui donnait de brèves indications. Tu rentres dans cette pièce, tu manges. Il ne fallait surtout pas essayer de jouer. Il fallait être. Et c’est là qu’on a trouvé du cinéma.
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