Rencontre avec Mary Jimenez & Bénédicte Liénard, autrices et réalisatrices de By the Name of Tania, oeuvre puissante et inclassable redonnant une voix aux victimes inaudibles de la région des mines d’or au Pérou. Elles reviennent sur la genèse du projet, leur approche sensorielle du récit, et la nécessité de faire tomber les barrières formelles narratives entre le documentaire et la fiction.
Comment est né ce projet?
Bénédicte Liénard
Mary et moi collaborons ensemble depuis 10 ans. On a une filmographie séparée, et une filmographie en commun, qui commence en Amazonie, avec Sobre Las Brasas. De retour de ce tournage, on a rencontré un ex-chercheur d’or devenu journaliste dans des médias alternatifs. A l’âge de 15 ans, pris par l’addiction de l’or, il était prisonnier, et s’est dit un matin: « Si je ne pars pas aujourd’hui, je suis mort ». Il avait rencontré dans un bordel une femme dont il était tombé amoureux, et était allé la chercher pour s’enfuir, mais elle avait refusé, car elle avait une dette sur la tête.
Nous avons été très touchées par ce récit, et nous sommes parties dans les zones aurifères, où nous avons rencontré beaucoup de femmes dans les bordels de la région.
On a entendu parler d’un policier connu pour avoir réussi à sauver des filles mineures de la prostitution. On l’a rencontré, on a réussi à établir un rapport de confiance avec lui, et au bout d’une semaine, il nous a confié un trésor, une clé USB avec toutes les dépositions des gamines qu’il avait pu récupérées.
La nécessité du film était là.
Tout s’est cristallisé à partir de la lecture de ces dépositions. Nous étions là au coeur de l’exploitation, du processus qui transforme des gamines en esclaves. On a décidé à partir de ces histoires pour raconter une histoire. C’est comme ça que Tania est apparue.
Tania est donc un personnage composite qui incarne ces femmes sans voix ni visages?
Mary Jimenez
C’est un personnage de fiction, et qui suit de manière très structurée par notre récit ce processus de production d’une esclave. Besoin de gagner de l’argent, exil, éloignement des proches, confiscation des papiers d’identité, prostitution, dette impossible à rembourser… Mais comment enrichir le personnage, ce canevas?
Nous aimons beaucoup que le réel nourrisse le scénario et le tournage.
Alors nous avons fait de nombreux castings. On a notamment été dans un refuge d’adolescentes, pour la plupart victimes de violences sexuelles. Certaines de ces filles venaient nous séduire. Pas Lydia. Elle avait été violée par son beau-père, et avait une grande dignité. Ca la rendait très intéressante, la face sombre de son passé se lisait dans son regard. On a travaillé avec elle pendant 4 ans. Quand elle a été majeure, elle a pu sortir du centre, et on a pu lancé le projet.
Elle enrichit le film de l’intérieur, avec sa substance vivante, sa façon de s’échapper d’elle-même pour pouvoir survivre à sa propre souffrance.
Elle-même était très consciente qu’en incarnant ce rôle, elle le faisait au nom de tous les autres. Elle n’a pas une vocation d’actrice, elle s’est engagée en tant que sujet qui voulait défendre une cause. Pour nous, c’était une configuration de travail très intéressante. En fait, c’est plus vrai que vrai. Une actrice n’aura jamais pu interpréter le rôle comme ça.
Bénédicte Liénard
Lydia avait la cinégénie, et la faille. On travaille sans dialogues. On explique la situation, et on laisse faire, dans une grande liberté, aussi bien pour Lydia, que pour la chef opératrice, Virginie Surdej. Il y a beaucoup de choses qui s’inventent au tournage, même s’il y a une grande préparation.
Mary Jimenez
On aime beaucoup travailler sans savoir. C’est l’opposé d’un film qui aurait un scénario et un découpage à la lettre, où le tournage consisterait à exécuter ce qui a été décidé sur papier. Nous, on fait une recherche approfondie, qui utilise les instruments de la fiction, mais on aime ne pas savoir. On crée des situations, et on les laisse se développer. Quelqu’un comme Virginie Surdej peut interpréter à l’image non seulement ce qu’elle voit, mais aussi ce que nous voulons du film.
On laisse des portes ouvertes pour laisser entrer des évènements du réel, pour enrichir la structure du film.
Comment justement avez-vous travaillé avec Virginie Surdej?
Bénédicte Liénard
C’est un film fait dans une grande liberté, mais avec une énorme préparation. Dès le départ, on voulait que pour le spectateur, la charge informative passe à travers la sensation. C’est un film de corps. Le rapport sensoriel est fondateur de tout le travail. Et pour qu’il existe à ce niveau-là, il faut d’abord l’avoir éprouvé soi, sans la caméra. On a vécu le carnaval, la remontée du fleuve, la mine d’or… C’est rassurant pour la chef op, elle sait qu’elle va dans un inconnu, mais avec des balises.
C’est un film en traversée, en mouvement par rapport à un territoire.
Quand Virginie nous a rejointes, il s’agissait d’avoir l’intensité d’un regard dans le présent, et pas dans l’anticipation d’une narration. Il y a quelque chose dans notre métier qui est de l’ordre de la prise, de la prédation. Ici, c’était l’inverse. Pas de saisie, tu sens, tu éprouves, tu accueilles ce qui se passe, en exerçant ton regard charnel. C’est pour ça aussi qu’on voulait absolument une femme. Je pense que Virginie a vraiment pu s’exprimer pleinement.
Il fallait chercher avec nos regards, et avec nos corps.
Créer une tension qui engage le spectateur à essayer de deviner au lieu de voir. C’est plus qu’une chef op Virginie, c’est une artiste. C’est quelqu’un qui aime la prise de risque.
Le film, c’est la sensualité de l’image, mais aussi la voix de Tania, en off…
Mary Jimenez
Le texte de la voix a été composé à 80% de ce qu’on a lu dans les dépositions. On a testé des choses pendant le tournage, mais au moment du montage, on n’aimait plus ni la voix, ni le texte. On a donc réécrit. On a fait venir Lydia trois semaines en Belgique, et on a fait un travail assez spécifique sur la voix. On lui a fait adopter des postures de corps différentes en fonction du texte. On a cherché dans le corps la texture de la voix.
C’est un film sur l’exploitation des corps, et en filigranes, sur l’exploitation de la terre, notamment via une scène hallucinante où un chercheur d’or semble se noyer…
Bénédicte Liénard
On est dans le corps au travail, dans sa souffrance. On ne voulait pas contextualiser le travail de mineur, mais plutôt créer une séquence très forte qui par la sensation nous donne à éprouver ces corps plongés dans l’addiction. Travailler le cinéma dans sa forme métaphorique et poétique.
En tant que femmes cinéastes, on ne voulait pas que le lieu de la sexualité soit montré, il vibre dans le hors champ de ce film en permanence.
L’histoire de Tania est l’histoire d’une Amazonie qu’on désintègre. C’est une grande métaphore, c’est la traversée d’un territoire qui brûle, ravagé par l’homme. Un territoire en souffrance qui perd son identité à force d’être vendu et revendu par un monde capitaliste qui ne protège plus rien.
Le film dépasse les frontières entre le documentaire et la fiction
Mary Jimenez
On commence à faire un film par sa racine. De cette racine nait un arbre, complètement inconnu, qui ne correspond pas aux normes. On se pose la question autrement. On ne se demande pas si on va faire une fiction ou un documentaire.
Le film nait de notre relation avec la réalité, de nos rencontres, et il prend sa forme propre.
La seule question qui se pose, finalement, c’est où va-t-on demander l’argent? C’est là que sont les frontières!
On sait que si on va en documentaire, ce sera relativement plus facile de trouver l’argent, mais ce sera moins d’argent. Et si on va en fiction, on sera bloquées parce qu’on va nous demander un scénario, qu’on n’a pas. On ne va pas accepter que l’on travaille sans scénario, car c’est comme une police d’assurance pour les lecteurs. On va en commission de doc par « facilité », mais finalement, c’est peut-être plus une fiction.
Ces définitions sont liées à des questions financières, au marché, mais sont extérieures au désir des cinéastes, au lieu où le film démarre.
Bénédicte Liénard
On a toutes les deux eu des expériences parfois heureuses, parfois moins, dans le domaine de la fiction. Mais dans notre parcours professionnel, By the Name of Tania nous a vraiment permis de trouver une formule narrative qui nous intéresse. Comme le dit souvent Mary, ce n’est pas un film de Bénédicte et de Mary, mais d’une troisième entité née de leur rencontre, à laquelle on peut vraiment associer Virginie Surdej. Finalement, il y a quelque chose au niveau du langage qui s’est ouvert pour nous, dans cette création commune.
On a trouvé une voie de cinéma qui nous appartient, et dans laquelle on se sent libres, et belles.
Moi, l’industrie m’a beaucoup abimée. On doit y rentrer dans des cases, et dans des paramètres qui ne sont pas du tout de l’ordre du cinéma. Dans la pratique, je trouve que la fiction est dans une impasse, elle ne donne plus aux cinéastes l’espace pour que le tournage soit une vraie création.
Le cinéma n’est pas une affaire de scénario, c’est une affaire de présence au monde, à un moment donné.
Et je trouve qu’il est saccagé par les logiques de l’industrie. Ce film, Tania, a réussi à me surprendre.
Ici on avait deux productrices extraordinaires, Hanne Phlypo et Julie Frères, qui nous ont soutenues, supportées, qui ont senti qu’une brèche allait s’ouvrir.
Le film pousse la fiction à se repositionner, et pousse le documentaire à oser s’autres types de langage que le cinéma du réel.
Il ne faut pas définir le film par ce qu’il n’est pas, ni une fiction, ni un documentaire, mais par cette nouvelle voie qu’il me semble ouvrir. C’est une approche que l’on retrouve chez des cinéastes comme Pedro Costa. On n’est pas les premières, et j’espère pas les dernières.
Comment vous positionnez-vous en tant que réalisatrices, femmes qui font des films?
Bénédicte Liénard
Avec Mary, quand on a décidé de faire le film, il y avait un postulat de départ: nous n’allions pas travailler sur l’excitation de la pulsion sexuelle du spectateur, même si on parle de prostitution. C’est une position politique forte dès le départ, qui demande du travail, pour ne pas reproduire ce qu’on est en train de dénoncer. On ne voulait pas non plus que la parole des victimes soit frontale.
La violence est là, omniprésente, mais hors champ.
Mary Jimenez
On la présente dite par un sujet, assumée par la parole.
Bénédicte Liénard
Ca fait partie d’une réflexion, d’un parcours de femmes en cinéma. C’est très pensé, et très construit.
Par rapport à la visibilité des films de femmes, je trouve qu’on est complètement rétrogrades en Belgique. On revient du Festival de Lima, où il y avait autant de films de femmes que d’hommes. Que des films de réalisatrices découverts dans les grands festivals, on a vu des merveilles. Cette revendication aujourd’hui, c’est presque dommage qu’elle soit encore d’actualité.
On ferait mieux de travailler en parité, de débattre de nos films sur une plateforme commune avec les hommes.
D’autant que certains hommes ont des regards très féminins, et vice-versa. Je crois qu’il faut en passer par les quotas, comme ça ce sera réglé. Les femmes sont formées, en trois ou quatre ans, on devrait pouvoir régler la situation. On a besoin de films plus inclusifs, portés par les diversités.
Sortie ??le 23/10.
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