En 1983, dans une France en proie à l’intolérance et aux actes de violence raciste, trois jeunes adolescents et le curé des Minguettes décident de se lancer dans une Marche pacifique pour l’égalité et contre le racisme. Leur objectif: rallier Marseille à Paris en passant par quelques villes emblématiques. À Marseille, d’autres personnalités fortes leur emboîtent le pas.
Tous espèrent que petit à petit, le cortège grandira. Et, avec lui, l’intérêt porté à leurs revendications. Mais du rêve lutherkingien à la réalité, il y a un pas que certains refusent de franchir. Alors que les kilomètres défilent et que les ampoules s’accumulent sur leurs pieds, la petite troupe cède peu à peu au découragement. Leurs partisans sont peu nombreux et ceux qui les honnissent n’hésitent pas à sortir l’artillerie lourde.
Leur détermination viendra-t-elle à bout des difficultés? Leur discours rencontrera-t-il l’intérêt des médias? SI vous connaissez l’issue de la vraie marche qui fêtera ses trente ans ce 3 décembre, vous avez déjà la réponse à ces questions. Sinon, plongez les yeux fermés dans cette expérience cinématographique euphorisante menée de main de maître par Nabil Ben Yadir. Car c’est de cinéma que nous allons vous parler ici et le réalisateur des Barons démontre avec ce deuxième long métrage qu’il maîtrise le sujet.
Engageant sur le papier, le thème du film recelait de nombreuses chausse-trappes: la Marche aurait très bien pu être un pensum gnangnan et lassant. L’histoire du cinéma le prouve : les bons sentiments font rarement de grandes œuvres et regarder une bande d’acteurs sillonner les routes de France devant une camionnette pourrie peut-être amusant sur la durée d’un court métrage, mais pendant deux heures? Sacré défi !
En imaginant des personnages forts qui n’ont rien de lisse, avec leurs faiblesses et leurs défauts, leur rugosité surtout, le scénario contourne le premier danger. Le point d’équilibre entre les marcheurs se déplace constamment à mesure que l’intrigue se focalise brièvement sur un ou l’autre des protagonistes. Ce n’est pas le moindre exploit de ce film de nous présenter une dizaine de personnalités dont chacune (toutes!) reste précisément en mémoire bien après la projection.
Les rôles sont typés sans être caricaturaux, car ils sont aussi magnifiquement campés par des comédiens d’exception. Oui, Chi-Fou-Mi, la jeune production française qui a mis ce film en chantier, solidement épaulée par Entre Chien et Loup en Belgique, a offert à Nabil une brochette d’acteurs de premier plan. Un cadeau? À double tranchant ! Quand autant de talents se côtoient, autant de caractères très trempés de surcroît, il faut absolument que celui qui mène la troupe soit une figure hors norme, charismatique, posée… et intelligente (nous reviendrons sur les acteurs dans un prochain article).
Lubna Azabal et Hafsia Herzi
Nous ne connaissons bien sûr pas tous les secrets de tournage, mais chaque personnage existe formidablement. Et comme cette série d’individualités parvient à faire naître une vraie team d’une puissance inouïe, on est juste baba d’admiration. En festival, ce tour de force pourrait donner un prix d’interprétation collectif.
Le piège de la monotonie est lui aussi totalement contourné. La mise en scène de Nabil est à cet égard un petit bijou d’inventivité et de dynamisme. Pas étonnant que le réalisateur ait emmené dans l’aventure son chef op favori, Danny Elsen (Loft, Dead Man Talking, Les Barons…) et son monteur attitré Damien Keyeux, car seule une complicité solide basée sur la somme des trois talents pouvait garantir une tranquillité d’esprit qui permette de se focaliser sur l’essentiel : réussir un grand film.
Danny Elsen et Nabil Ben Yadir derrière le combo pour une scène compliquée
La complémentarité entre les trois hommes explose les limites du scénario avec quelques scènes réellement hypnotiques dont nous vous laissons la surprise parce qu’elles rythment le film de manière magistrale. La très bonne nouvelle est qu’on n’a néanmoins jamais l’impression d’assister à quelques démonstrations virtuoses qui empiéterait sur le récit lui-même : ces séquences servent la narration autant qu’elles excitent le cinéphile. Que du bonheur !
Célébration authentique et euphorisante d’un évènement dont (soyons honnêtes) beaucoup de gens avaient oublié l’existence, La Marche est donc aussi une grande œuvre de cinéma. Une symbiose qui pourrait déboucher sur un succès populaire important en France et un triomphe sans précédent chez nous pour un réalisateur belge francophone.