Rencontre avec Marc-Henri Wajnberg, alors que son nouveau film, I Am Chance, sera projeté demain soir en avant-première au Millenium Film Festival. Il y retourne à Kinshasa, donnant corps et parole à un gang de filles, des enfants des rues touchantes et bouleversantes…
Pouvez-vous revenir pour nous sur les origines de ce projet?
Il y a 10 ans, je suis allé au Congo pour faire un film sur des musiciens qui ne parvenaient pas à obtenir pas leur visa. Mais j’ai été tellement sidéré de voir ces milliers d’enfants dans les rues, d’autant plus que j’avais des enfants qui avaient à peu près le même âge que ces enfants à l’époque, que mon projet à évolué pour devenir la fiction Kinshasa Kids.
Le film a fait beaucoup de festivals, et j’ai vu la méconnaissance des gens devant cette problématique. C’est comme ça que je me suis demandé comment faire quelque chose qui soit plus proche des adolescents, en utilisant leurs outils. C’est devenu le film en réalité virtuelle Kinshasa Now, qui suit aussi des enfants des rues.
C’est lors du casting de ce film, où j’ai vu des centaines d’enfants, que j’ai rencontré Chancelvie, et que j’ai senti la force qu’elle avait.
Je discute beaucoup avec les enfants que je filme, beaucoup ont émis le souhait de sortir de la rue, et je les ai accompagnés. Certains ont pu étudié, aller des des centres. L’un d’entre eux a d’ailleurs obtenir son diplôme de pâtissier.
Mais pour Chancelvie, ce choix était compliqué, elle vie dans la rue depuis qu’elle a 8 ans, et elle n’est pas prête à renoncer à ce qu’elle envisage comme sa liberté. Pour elle le centre, c’est la prison. Je suis néanmoins resté en contact avec elle, alors quand un jour elle m’a annoncé qu’elle est enceinte, et qu’elle aimerait bien qu’on fasse un film ensemble, j’ai pris ça comme un signe.
Je trouvais qu’il était intéressant aussi de parler aussi des filles, j’avais beaucoup filmé les garçons, mais pas les groupes de filles, les écuries comme elles disent. Je ne m’attendais absolument pas à être plongé aussi profondément dans leur intimité. Ni à découvrir une telle violence.
Les enfants en général sont des personnes un peu invisibles, auxquelles on ne donne pas la parole, et pour les filles c’est encore pire. C’était l’occasion de les laisser s’exprimer dans leur intimité, dans tout ce qu’elles voulaient dire.
Qu’est-ce que le format documentaire, qui est donc un nouveau format, apporte de spécifique?
J’ai essayé d’être un témoin. Ce format en caméra portée et en intimité permettait de leur rendre cette parole qu’on leur refuse. Etant à la fois des femmes, et des enfants des rues, ces filles sont doublement considérées comme des objets. Je voulais qu’elles redeviennent sujets de leur histoire.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris?
Je ne m’attendais pas à être confronté à une telle violence. Parce que forcément, leur univers, c’est malheureusement la prostitution, les bagarres. Souvent je leur suggérais de parler d’autre chose, de parler de l’école, de parler de la vie, de parler du futur. Mais après quelques instants, on revenait toujours aux histoires qu’elles vivaient entre elles. J’ai des heures et des heures de discussions entre elles qui sont d’une violence terrible, je ne voulais pas effacer ça. C’est ce qu’elles vivent. Et si je voulais rester honnête avec elles, il fallait que je le montre.
Ce qui est catastrophique aussi, c’est la banalisation qu’elles ont elles-mêmes de cette violence. Il y a une scène où Chancelvie est à l’arrière d’un pick-up, elle explique comment elle a commencé à se prostituer, très jeune. Des grandes lui ont donné des vêtements, l’ont maquillée. Puis elle s’est retrouvée malgré elle dans la rue. Elle explique comment parfois elle se faisait violer par toute la bande de garçons censés la protéger. Et elle dit ça quasiment avec un sourire…
Quelle place ont ces jeunes filles dans la rue kinoise?
Elles n’ont aucune place. C’est un monde parallèle. Personne ne fait attention à ces enfants. On a fait une tournée au Congo, auprès d’éducateurs en dehors de Kinshasa, avec le film précédent, et en le découvrant, certains se sont mis à pleurer, en disant: « On a raté quelque chose avec ces enfants. » Même les gens qui s’occupent d’eux dans les centres ne les regardent pas en face quand ils les croisent dans les rues.
Pour les filles, c’est encore pire. Les gangs sont scindés, entre filles et garçons, mais les filles ont souvent des « protecteurs », qui n’hésitent pas à abuser d’elles. On le voit dans l’une des séquences, les garçons leur reprochent de ne pas avoir assez travailler, ils les renvoient dans la rue. Il y a une hiérarchie entre enfants des rues, il y a les moins que rien. Les filles.
Qu’est ce qui caractérise ces jeunes filles?
L’énergie. Elles ont une énergie de vivre qui est à mille lieux de ce que je peux voir chez des adolescents, des enfants du même âge ici. Elles ont une maturité, une envie, un humour. Et elles sont toutes en train de rire ou de se battre et de se raconter des choses. Je voulais rendre hommage à cette vitalité dans le film. C’est pour ça aussi que j’aime Kinshasa. Cette ville respire une énergie hallucinante. C’est une impression que j’ai eue à New York aussi, l’impression qu’il y a un poumon qui respire. Et cette énergie, on la retrouve chez les filles, et chez les artistes, on retrouve
Il y a une énergie créatrice folle, que ce soit dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de la performance. Les artistes qu’on voit dans le film ont commencé à travailler sur les déchets et c’est très révélateur de la démerde, du fameux article 15 de Kinshasa, « Démerdez-vous. » C’est en lien avec la pollution, la précarité, c’était très symbolique.
On voit justement que les filles fréquentent des communautés d’artistes. Qu’est ce qui les unit?
J’ai beaucoup d’amis artistes à Kinshasa, et la plupart d’entre eux travaillent avec des enfants des rues. Ils ont donc fini par croiser Chancelvie et ses amies. L’une d’entre elles, Sarah, que l’on voit parler avec Chancelvie après son accouchement, a aussi connu la rue, et a monté une association qui accueillent les enfants. En fait, dès que les filles ont un problème, elles se tournent vers les artistes. C’est un refuge.
Est ce que des choses ont changé depuis que vous avez découvert la problématique des enfants des rues Kinshasa?
C’est pire. C’est pire qu’avant dans la mesure où j’ai l’impression qu’il y a moins de joie. La première fois que j’y suis allé en 2010, il y avait une sorte d’euphorie partout et maintenant il y a une certaine tristesse.
J’ai l’impression aussi qu’à l’époque, beaucoup d’enfants des rues étaient là car ils avaient été accusés de sorcellerie par leur parents. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est surtout la grande précarité dans laquelle se trouvent leurs familles qui les pousse à la rue.
Quel était le plus grand défi pour vous?
C’était d’être honnête. De donner à ces jeunes la parole, qu’elles puissent s’exprimer librement. Je crois que si Chancelvie a accepter d’être filmée, l’a demandé même, c’est pour que quelqu’un, enfin, fasse attention à elle. Elle m’a parlé de sa vie sans se censurer. Du rejet par la mère, des maltraitantes, des viols, par son oncle notamment. Ce sont des enfants auxquels on n’a jamais accordé aucun regard.
C’est très compliqué de se projeter dans le futur pour ces filles qui vivent dans la rue. Elles préfèrent d’ailleurs rester en bande, qu’être dispersées dans des centres. Mais le fait d’être regardées, cela les a fait réfléchir. Shekinah par exemple n’a pas arrêté de me dire qu’elle voulait être avocate ou journaliste. Même si finalement, à la fin, elle dit que les études, ce sera pour plus tard.