La semaine dernière, on rencontrait Lubna Azabal, venue parler du nouveau film de Maryam Touzani, Le bleu du caftan, qui sort cette semaine en Belgique. L’histoire de Halim et Mina, mariés depuis longtemps, qui tiennent un magasin traditionnel de caftans dans la médina de Salé, au Maroc. Le couple vit depuis toujours avec le secret d’Halim, son homosexualité qu’il a appris à taire. La maladie de Mina et l’arrivée d’un jeune apprenti vont bouleverser cet équilibre. Unis dans leur amour, chacun va aider l’autre à affronter ses peurs.
Après avoir promis d’expurger l’interview en cas de gros mots malvenus (sauf si bien sûr ceux-ci avait un sens), la comédienne belge s’est livrée avec la passion et l’engagement qui la caractérisent sur ce nouveau rôle fort, qui vient enrichir une filmographie qui s’inscrit plus que jamais dans les grands enjeux qui traversent notre société.
Quelle importance a pour vous ce film, Le bleu du caftan, comment s’inscrit-il dans votre carrière?
Je pense que Maryam et moi avions chacune de notre côté le désir de parler de certaines thématiques. Un jour, je l’ai contactée en lui disant que j’avais envie d’aborder la question du sort réservé aux personnes LGBTQIA+ dans nos sociétés. Ca me tenait à coeur, et puis c’était lié à un incident particulier, j’avais d’ailleurs plutôt dans l’idée de m’adresser à la presse marocaine à ce moment-là. Elle m’explique alors qu’elle est en train d’écrire un scénario qui pourrait être une réponse à ces questions, justement. J’ai lu, et j’ai dit «Bingo, c’est ça». Je suis tombée amoureuse du scénario, et du personnage de Mina qui m’a tout de suite inspirée.
Dès la lecture, Frida Kahlo m’est venue à l’esprit, je trouvais chez elle ce que je pouvais insuffler chez Mina. Dans son rapport au corps notamment les douleurs atroces qu’elle a subies toute sa vie. Et puis son amour pour l’art, et pour Diego Riviera. Sa souffrance physique et psychique, alors qu’elle reste tout le temps debout, qu’elle est moderne avant l’heure, qu’elle est féministe sans même surement le savoir. Mina a cette intelligence instinctive.
Le rapport à la foi de Mina dit ça aussi. Rien dans les textes n’interdit d’aimer qui ont veut, ce sont les dirigeants des trois grandes religions monothéistes qui nous ont imposé que l’amour, c’était un homme et une femme, point barre.
J’ai vite partagé avec Maryam ma vision du personnage, inspiré de Frida Kahlo. De son côté, elle m’a parlé de l’importance du caftan, et de rendre hommage par là aux invisibles, ceux qui oeuvrent dans l’ombre, des gens très simples, pour parler de sujets très universels, qui sont encore en tension dans certaines sociétés sclérosées, et qui donnent tellement de souffrance aux gens. Qui peut s’arroger le droit de nous dire qui on peut aimer?
La mise en lumière de la tradition, de l’artisanat à travers le rapport qu’Halim et Mina ont avec leur métier est marquante.
Halim est amoureux de son métier, et puis c’est un artiste. Dans son travail, il peut aussi être ce qu’il est, alors que tout un pan de sa vie est réprimée. Là il exprime des désirs, son amour de la beauté. Il prend là le temps d’aimer, de toucher. Ce que j’aime beaucoup dans le rapport au caftan, c’est la persévérance du maitre tailleur, ce moment où le temps est suspendu, ce qui n’existe plus vraiment aujourd’hui, on vit dans une société où tout va vite. Et là soudain, cette mélancolie où les choses se posent, où on prend le temps. Mina impose ça. C’est aussi le temps de cet amour entre eux, tellement tendre, tellement minutieux. Ils s’aiment à la folie. C’est ce qui permet à Mina d’accepter de le libérer de ce qui l’emprisonne. L’acceptation se fait d’abord dans le non-dit, jusqu’à ce qu’elle mette des mots sur les choses.
Qu’est-ce qui caractérise Mina?
C’est un couple qui se parle, se dit des choses essentielles, qui vit une sorte de routine. Il sont dans leur monde, il n’a qu’elle, elle n’a que lui. Quand arrive cet apprenti, qui va changer la donne. On sent que Mina a une certaine appréhension. Elle va devoir faire un travail sur elle-même pour accepter les sentiments de son mari. Elle voit pour la première fois dans son regard du désir pour un autre homme. Tant que ça se passait hors de la maison, c’était autre chose. Quand elle voit ses sentiments, ça devient douloureux pour elle. Et puis il y a la rechute de sa maladie, non seulement il n’y a plus rien à faire, mais ça coute trop cher. Heureusement, elle a un regard intelligent sur les gens, et va comprendre que l’apprenti va aimer son mari. Lui permettre d’être qui il est. Elle veut partir en étant sure que l’homme de sa vie puisse être heureux.
Le film montre comment ce n’est pas la religion qui empêche l’amour (Mina est d’ailleurs pratiquante), mais la société.
Oui, la foi, ça relève de l’intime, l’amour aussi. Rien n’indique qui et comment on doit aimer dans le Coran. Mina n’a pas besoin d’avoir fait des années d’étude pour avoir cette intelligence, comprendre ça. Et puis c’est tellement fragile, beau, libre et irrationnel l’amour. L’intime, l’amour comme la foi, ça se respecte.
Le film a une forme très romanesque, et un propos très politique.
C’est appeler un chat un chat, mais pas de façon brutale ou vulgaire. L’idée n’est pas de donner de leçons, ce qui peut être vexatoire, mais de partager. L’homosexualité a toujours existé, dans tous les milieux. En fait, dans la société arabo-musulmane, on ne parle pas de sexualité, quelle qu’elle soit. C’est au-delà du tabou.
Comment s’est passée la préparation du rôle?
Je me prépare toujours très en amont. Je me coupe du monde, je me mets dans ma bulle, je réfléchis, je rêve, je lis, je prends des notes. Je me suis beaucoup promenée seule dans la médina, pour voir comment travaillaient les Marocaines dans les magasins de tissu. Observer la modernité de ces femmes, leurs codes. Il fallait m’en imprégner. Et j’ai besoin d’être seule pour ça. Même pendant le tournage, j’ai besoin d’être seule. J’avais un hôtel un peu à l’écart de la ville, au bord de la mer.
Et puis j’ai voulu beaucoup maigrir pour ce rôle, pour être fidèle à la façon dont le corps de Mina se décharne avec la maladie. Ca je ne pouvais le faire qu’en commençant le tournage, le plan de tournage étant plus ou moins chronologique.
Que vous inspire la carrière du film?
Il a été montré au Festival de Marrakech, mais on va le montrer en juin « en vrai » au Maroc, et ça c’est une vraie victoire. C’est très fort, car le film a reçu son visa d’exploitation, ce qui n’est pas rien. Je sais qu’on a affaire à des sociétés schizophréniques et paradoxales, mais le film a représenté le Maroc aux Oscars, il a reçu un visa, on ne va pas pouvoir continuer à pénaliser l’homosexualité indéfiniment. Je pense que quelque chose va bouger dans la loi, même s’il faudra encore que les mentalités bougent. Mais je crois que les choses vont aller plus vite qu’on ne le croit. Le poids du regard culturel est énorme, mais l’ouverture sur le monde aussi. On est encore loin de pouvoir tenir la main librement de celle ou celui qu’on aime dans la rue, mais quand même.
Je crois que ce film peut faire du bien, que des gens peuvent se dire qu’ils ne sont pas seuls, et qu’un débat peut émerger. On a montré le film à Paris, ici à Bruxelles, à des nombreuses personnes de confession musulmane, sans ressentir d’agressivité. Il y a trois gamins à Paris, d’origine algérienne, qui m’ont pleuré dans les bras en nous remerciant d’avoir raconté cette histoire. On ne va pas forcément changer le monde en tant qu’artistes, mais on peut mettre notre pierre à l’édifice.
C’est l’un des grands défis du film, trouver l’équilibre qui permettre de raconter cette histoire, en faisant en sorte qu’elle soit audible par le plus grand nombre, et quelle puisse ouvrir de portes.
Ce n’est pas un film qui juge, c’est un film qui décrit, sans donner de leçons. C’est fait avec délicatesse. Et ça transpire l’amour.
Comment avez-vous vécu la dernière édition des Magritte du Cinéma, dont vous étiez la présidente, qu’est-ce que ça représentait pour vous?
Je crois que ça a été un des moments les plus angoissants de ma vie! Parler devant une caméra, hors plateaux, ça me met mal à l’aise, je déteste ça. Quand l’Académie André Delvaux m’a proposé de présider, j’ai accepté pour mon père. Il est mort quand je tournais Le Bleu du caftan. Et j’avais envie que son nom claque jusqu’au ciel. J’ai accepté pour ça, mais j’avais très peur, de décevoir, de me ridiculiser. Je voulais écrire moi-même mon texte, dire ce que je pense de ce monde-là. Ca a été un vrai challenge de le faire. J’étais terrorisée, mais j’y suis allée. J’ai tellement répété; c’était un honneur pour moi, et mes parents. Ma mère était en larmes devant la télé, je voulais lui rendre les honneurs qu’on me donnait.
Rendre hommage à vos parents, et inspirer des jeunes gens d’origine maghrébine qui peuvent se dire « Tiens, c’est possible ».
Oui, c’est honorer mes parents, et toutes les autres générations. Pour tous les Aboubakr, les Nadia, les Fatima du monde. Dire: « prenons notre place ». Il y avait quelque chose à jouer là aussi.
C’est un bel endroit où endosser cette responsabilité.
Oui, moi, je ne supporte pas l’idée des quotas. On devrait avoir passé le cap de la mendicité, implorer pour avoir des rôles. Je suis belge, on est belges, on est nés ici. L’idée d’être un quota, pour palier au racisme, ça m’emmerde. La diversité à l’écran, ça devrait être naturel. Le cinéma belge, les médias belges devraient ressembler à la société belge. Les quotas, ça devrait être le Moyen-Age putain! (ndlr: et ce « putain », on l’a gardé).