Avec Le Jeune Ahmed, les frères Dardenne reviennent à l’ADN de leur cinéma, le portrait complexe, aussi pudique que direct d’une jeune âme tourmentée, prête à tout pour accomplir sa quête. Un enfant pris dans le tourbillon de la radicalisation religieuse.
Ahmed, 12 ans et des poussières, se prépare dans le silence. Il s’apprête à assister son imam pour la prière. Il exécute avec application les gestes du rituel religieux. « Je ne suis plus un enfant, » clame Ahmed, et pourtant. C’est bien avec son scotch d’écolier qu’il met au point les derniers préparatifs de son projet meurtrier. En rupture avec ses proches, Ahmed est pris entre les idéaux de pureté de son imam et les appels de la vie.
Pourtant les marques de bienveillance se succèdent, son chemin croise celui d’une multitude d’adultes prêts à l’épauler, l’accompagner, l’écouter. Mais comment le comprendre? Et l’on se pose avec eux cette question vertigineuse: que se passe-t-il dans la tête d’Ahmed? Est-on seulement prêt à le savoir?
En l’espace de ce qui semble être un claquement de doigt, Ahmed est devenu étranger à ceux et celles qui l’entourent, sa mère, ses frère et soeur, son enseignante… Plus tard, avec la même obstination, il restera hermétique aux approches de tous ceux qui tenteraient de lui proposer une autre approche du monde, un autre discours. La raison d’Ahmed n’est plus accessible.
Jamais on ne va revenir sur les raisons de la radicalisation d’Ahmed. Mais au détour d’une poignée de scènes qui illustre la rupture totale entre le jeune garçon et son entourage familial, on comprend qu’Ahmed n’a plus de père, un père disparu qu’il accuse en plus de ne pas avoir été une figure d’autorité musulmane qu’il aurait pu admirer. A ses côtés (son chevet, même) se succède une multitude de pères de substitution, qui tous échouent à entrer en communication avec lui. Même son imam finit par perdre le contact. Sa mère et son enseignante s’avèrent tout aussi impuissantes face au mutisme et à l’imperméabilité d’Ahmed. Rien ne parvient à faire dévier le jeune garçon du destin mortifère qu’il s’est créé. Rien, sauf peut-être la résistance diffuse et presque pavlovienne du corps.
Les Dardenne entrouvrent une porte. Construisant de main de maitre une tension narrative au cordeau, balançant entre le caractère inaltérable de la volonté d’Ahmed, et la conviction profonde qu’il ne peut décemment mener à bien son sombre dessein, les cinéastes filment les défaillances de ce jeune corps qui semble parfois résister à l’endoctrinement, dans d’infimes soubresauts qui laissent entrevoir une issue possible.
S’attaquant de front à un sujet follement complexe voire périlleux, la radicalisation islamiste, les Dardenne le passe au filtre de leur cinéma, un cinéma direct empli d’humanisme, pudique, mais sans concession. L’idée géniale ici est d’avoir choisi comme protagoniste non pas un jeune homme ni même un adolescent, mais bien un enfant, qui vit au plus profond de lui le fanatisme. Du haut de ses 12 ans, Ahmed ne peut concevoir la radicalité que de manière absolue, sans aucune barrière ni retenue. Il ne peut se contenter du discours radical de l’imam, prompt à se rétracter dès qu’Ahmed tente de l’appliquer à la lettre.
Ahmed est comme pris de vertige, pris d’une sensation de désorientation par rapport à ce qui l’entoure. Un trouble, une exaltation, un égarement causés par un sentiment intense, celui d’un jeune garçon en quête d’identité et d’appartenance, qui pense avoir trouvé si ce n’est sa place, du moins sa mission. C’est à travers la mort, pense-t-il, qu’il pourra toucher au sacré. Mais la mort va le rattraper d’une toute autre manière.
Dans le rôle clé d’Ahmed, un comédien débutant, le jeune Idir Ben Addi, dont la folle ténacité contribue à créer un jeune Ahmed toute en opacité, en urgence et en mystère. Avec ce casting, les Dardenne reviennent aux fondamentaux de leur cinéma, consistant à magnifier la première apparition à l’écran d’un jeune corps devenu personnage de fiction, à l’image des révélations que furent entre autres Jérémie Renier dans La Promesse ou Emilie Dequenne dans Rosetta.
A ses côtés, une autre révélation, la jeune Victoria Bluck dont c’est également le premier film, impressionne également par son aisance et son naturel. Face à eux, des comédiens confirmés, déjà aperçus chez les Dardenne pour certains, comme Myriem Akheddiou, que l’on a vue chez les frères dans La Fille Inconnue, Deux jours une nuit ou Le Gamin au vélo, ou plus récemment dans Une part d’ombre de Samuel Tilman, et qui incarne Mme Agnès, l’enseignante par qui vient le conflit, prête à tout pour garder Ahmed du côté de la vie.
Claire Bodson, comédienne très présente sur les planches, découverte dans Elève Libre de Joachim Lafosse, incarne la mère aimante mais désemparée du jeune garçon, qui a perdu les clés pour communiquer avec lui. Olivier Bonnaud (vu dans La Fille Inconnue) campe un éducateur opiniâtre et à l’écoute, qui tente lui aussi tant bien que mal d’accompagner Ahmed, tout comme Baptiste Sornin ou Marc Zinga, également déjà vus chez les frères, tandis qu’Othmane Moumen (à l’affiche de la pièce de théâtre Moutoufs avec Myriam Akheddiou justement), joue l’imam dépassé par son « élève ».
Diffusé en avant-première ce lundi 20 mai à Cannes, 8e film d’affilée des frères Dardenne à être retenu en Sélection Officielle en Compétition, Le Jeune Ahmed, pourrait bien valoir un nouveau prix sur la Croisette à ses réalisateurs. En attendant samedi soir, le film sort dès ce mercredi 22 mai dans les salles.
A LIRE AUSSI