C’est l’histoire d’un homme qui a purgé une longue peine de prison et qui, à sa sortie, tente de se reconstruire. Il s’appelle Nicolas Roulet, c’est un militant d’extrême gauche qui a participé dans sa jeunesse à un attentat où un policier « qui ne devait pas se trouver là » a perdu la vie. Un homme brisé, détruit, qui cherche sa rédemption, mais qui a toujours, chevillées au corps, des convictions fortes qui le transcendent. Un survivant.
C’est aussi, en filigrane, l’histoire d’un autre homme : Luc Jabon, un jeune homme de 67 ans qui vient enfin de réaliser le rêve de son existence : présenter son premier long métrage de fiction à une salle conquise, sur un sujet qui lui tient à cœur plus que tout. Un projet qu’il a porté pendant des années, précieusement, amoureusement. Un récit qu’il a choyé, réécrit et même peaufiné avec un de ses anciens étudiants, Matthieu Reynaert.
Luc n’est pas un inconnu : c’est un scénariste célèbre (c’est lui qui a écrit Le Maître de Musique, par exemple), un professeur, un réalisateur de documentaires ; il est également président de la SACD et coprésident de l’Académie Delvaux qui organise les Magritte.
Par la grâce d’un audacieux raccourci dont le populisme aime se nourrir, certains ont imaginé qu’avec ce somptueux CV, tourner un film est une partie de plaisir. Rien n’est plus faux. Plusieurs fois, au fil des années, le projet a failli capoter. Il était même en état de mort clinique au moment où entre en scène Nicolas Steil, patron d’Iris Film qui s’entiche du sujet et de son auteur pour mettre sur pied une production digne de ce nom. Son enthousiasme et ses contacts ont débloqué une situation qu’on croyait compromise.
Une issue heureuse ? Pas encore tout à fait. Car le film achevé peine à trouver un distributeur. En cause, un sujet fort délicat par les temps qui courent : le terrorisme, revenu tragiquement d’actualité en Europe depuis que le premier clap a été effectué. Évidemment, les enjeux de ce nouveau terrorisme qui nous frappe aveuglément sont très différents de ceux décrits ici, mais le terme, à lui seul, effraie désormais suffisamment les distributeurs pour que personne n’ait envie de se lancer dans une campagne de promotion difficile où tout est à faire.
Malgré ces contretemps, ces déceptions, l’histoire se termine bien puisque le film arrive aujourd’hui sur quelques écrans belges : à Bruxelles, Mons et Liège, en attendant d’autres salles un peu plus tard. L’acharnement aura payé, hors des sentiers balisés de la distribution traditionnelle. On peut s’en réjouir ou s’en effrayer. Car d’Au nom du fils à Nous quatre, en passant par ces Survivants, tout ce qui n’entre pas dans de jolies petites cases bien définies est ignoré par le système en place au profit de films plus formatés, anodins, ou dont la promo a déjà été assurée à l’étranger. Dommage, oui, vraiment…
On pourrait croire que ce désintérêt vient d’un manque de qualité du film, mais il n’en est rien. Les Survivants est, au contraire, une œuvre précieuse qui pose une multitude de questions essentielles, présente de formidables qualités scénaristiques (c’est bien le moins qu’on peut attendre de cette dream team), a été mise en images par des gens expérimentés (en gros l’équipe qui entoure les frères Dardenne) et (surtout ?) est interprété avec une rare conviction par deux acteurs au sommet de leur art : Fabrizio Rongione et Erika Sainte.
Car oui, Les Survivants, c’est aussi l’histoire d’une jeune femme, un peu déboussolée, foncièrement égoïste, sans tabou ni principe. Une jeune femme de notre temps qui n’a plus de repères et tente de vivre au maximum une vie qui ne lui offre que peu de perspectives enthousiasmantes. Une jeune femme fascinante, mais qui pourrait déplaire instantanément si elle n’était campée par Erika Sainte, fragile, déroutante, forte, lucide et bouleversante jusqu’à une séquence finale qui aurait pu être ridicule tant elle est tendue sur un fil incertain, mais qui, grâce à elle, restera pour longtemps un moment unique d’émotion absolue.
Pour l’anecdote, mais elle nous plaît beaucoup, Erika assistait hier au Vendôme à la Première bruxelloise du film qu’elle découvrait enfin. Tout au fond de la salle, discrète et presque effacée, on l’a entraperçue lorsque les lumières se sont rallumées, au bord des larmes, cherchant à masquer son trouble en roulant une cigarette, mais visiblement touchée au-delà de ce qu’elle attendait.
Depuis Elle ne pleure pas elle chante, le doute n’est plus permis : cette actrice est un cadeau pour notre cinéma. Que Luc Jabon l’ait compris d’emblée en essayant de la persuader d’accepter le rôle avant même qu’elle ait lu le scénario est déjà une initiative qui mérite le respect.
Face à cette tornade sensuelle, il fallait un comédien qui tienne le choc. Et sur un tout autre registre, celui de la sobriété, de la retenue, de l’introspection douloureuse, Fabrizio Rongione signe ici une de ses compositions les plus solides. Brisé à l’intérieur, en quête de sens, partagé entre l’envie de repartir sur des bases tranquilles et son incapacité à accepter l’injustice sous quelque forme qu’elle se présente, désireux de laisser s’éteindre la flamme qui brûle en lui, mais attiré par l’incandescente jeune femme qu’il trouve sur sa route, il est le héros triste d’une époque qui, comme lui, se cherche un idéal sans avoir la moindre chance de le trouver.
Subtil et complexe, Les Survivants tente de bâtir des ponts entre les engagements radicaux de deux décennies qui peuvent se ressembler si on y jette un coup d’oeil rapide, mais qui n’ont en fait pas grand-chose en commun. Longtemps isolé du monde, au fond de sa prison, Nicolas Roulet est forcément un étranger dans cette époque qu’il n’a pas vu se développer. Le monde a changé oui. Mais pas dans le sens qu’il avait espéré lorsqu’il militait de façon parfois maladroite, accroché à des rêves qui n’étaient peut-être, eux-mêmes que des supercheries.
Ce constat cruel nous donne d’ailleurs la plus belle séquence du film, celle où Nadia/Erika lit à Nicolas/Fabrizio un article trouvé sur Internet qui évoque l’Albanie des années 70, un paradis pour Roulet, pourtant. Cette scène bouleversante cristallise tous les paradoxes de l’engagement le plus humaniste et s’offre le luxe de remettre en question tout ce qui porte le héros qu’on imagine aisément comme un double exalté du scénariste-réalisateur.
Bien loin du produit formaté qui se consomme entre un paquet de popcorns et une glace à l’eau, Les Survivants est une œuvre complexe et captivante qui devrait susciter des débats animés. Non pas un film social, mais un grand film politique, comme on n’en fait plus beaucoup par les temps qui courent. Et aussi, une formidable histoire d’amour, atypique et déchirante.
Passionnant !