Les femmes devant et derrière la caméra: 10 ans de cinéma belge

Illustration: Manon Brûlé

Hier avait lieu la présentation d’une étude menée par le collectif Elles font des films en collaboration avec Alter Égales et l’UCLouvain, visant à identifier la présence des femmes devant et derrière la caméra dans une décennie de productions audiovisuelles belges francophones.

Le constat est simple: si la tendance est à la hausse, on est encore loin d’atteindre la parité. A l’échelle européenne d’ailleurs, entre 2012 et 2021, on est passé de 19 à 23% de réalisatrices, ce qui implique donc que l’on atteindrait la parité en… 2080. Autant dire qu’on est globalement loin du compte.

Les mesures mises en place, en Belgique comme ailleurs en Europe, montrent néanmoins que les politiques publiques ont un impact sur l’inversion de la courbe. Il ne s’agit pas de se reposer seulement sur l’évolution de la société pour changer la donne, encore faut-il l’accompagner, la soutenir, voire la provoquer.

Les différentes intervenantes qui se sont succédées sur la scène ont d’ailleurs souligné l’importance que peut avoir le cinéma en particulier, et l’audiovisuel en général dans la construction de nos imaginaires, ce qui l’investit d’une importante responsabilité. Et aujourd’hui encore, trop de gens restent dans l’angle-mort de nos visions, ou cantonnés à des stéréotypes réducteurs.

L’une des premières étapes, c’est de mettre fin à l’invisibilisation: il faut compter les femmes pour que les femmes comptent. Cela vaut bien sûr pour toutes les minorités.

La Ministre de la Culture, Bénédicte Linard, a rappelé les différentes actions mises en place par l’administration notamment: la parité dans les commissions d’avis, les formations pour lutter contre les stéréotypes et les biais de genre, les études chiffrées, les formations pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, les formations pour l’encadrement de intimité sur les plateaux. Le Ministère et l’administration réfléchissent actuellement à la mise en place d’un incitant financier qui permettrait d’attribuer un bonus aux productions qui affichent la parité dans leur équipe technique (parité en nombre, mais aussi au niveau des postes cadres, là où souvent le bât blesse comme on le verra ci-dessous). 

Comme le faisait remarquer l’une des intervenantes, les modèles ont un rôle primordiale pour l’identification, et pour encourager les carrières. Comment se sentir légitime quand on manque de représentations dans lesquelles se projeter? Des héroïnes à l’écran (qui ne seraient pas soumises au male gaze), des héroïnes derrière la caméra (qui ne seraient pas réduites au syndrome de la Schtroumpfette, ou même effacées par l’histoire). Un exemple ne suffit pas, il en faut des multitudes. Rappelons que la première Palme d’or (celle de Jane Campion) date de 1993, que le premier César attribuée à une réalisatrice date de 2000 (c’est encore le seul à ce jour, celui de Tonie Marshall), le premier Oscar de 2010 (pour Kathryn Bigelow). On est est donc encore au stade des pionnières…

Mais que nous dit l’étude, fruit du travail acharné d’une équipe hypra-motivée de Elles font des Films, encadrée par Sarah Sepulchre et Olivia de Briey, les statistiques par Jonathan Dedonder?

Derrière la caméra

Sur un corpus de 394 films d’initiative belge francophone, 36% sont réalisés par des réalisatrices.

Illustrations: Manon Brûlé

On retrouve 28% de femmes derrière la caméra tous créneaux confondus dans les équipes. Et on constate que certains postes sont très genrés: maquillage, costumes, chef électro, chef machino. Les postes que l’on qualifie comme les postes de pouvoir (direction photo, production, scénarisation) échouent très majoritairement à des hommes.

Illustrations: Manon Brûlé

On constate donc que perdure un véritable plafond de verre pour les techniciennes, soit une limite invisible qui empêche leur ascension professionnelle. Un plafond de verre d’autant plus persistant que les réalisateurs engagent moins de femmes que les réalisatrices, ils engagent même trois fois plus d’hommes.

On constate également que les réalisateurs réalisent plus de films (à une plus grande fréquence), et que les femmes réalisatrices sont encore très rares à passer le cap du troisième film – soit à développer une carrière.

L’un des autres enseignements de l’étude est que les femmes font presque trois fois moins de longs métrages, et deux fois moins de courts métrages que les hommes, par contre elles font plus de documentaires. Or à ce jour, la fiction est considérée comme un secteur plus prestigieux, car/ donc plus financé que le documentaire, ce qui explique en partie la répartition budgétaire vue ci-dessus, CQFD. Le long métrage étant le secteur le plus financé, les hommes touchent la majorité du budget – les femmes touchent un quart de l’enveloppe globale.

Devant la caméra

L’autre grand champ d’études se passait devant la caméra cette fois-ci, soit chez les personnages. Le corpus était formé de 311 films, nommés au second tour des Magritte.

Les chercheur·ses y ont étudié la présence des minorités, et non plus seulement des femmes, ouvrant leur recherche via un prisme intersectionnel.

Parmi les chiffres que l’on peut épingler, on retiendra qu’apparaissent plus ou moins 40% de femmes à l’écran, et que le documentaire est le créneau le plus paritaire.

On retiendra également que les femmes sont assujetties au culte de la minceur, qu’elles sont plus jeunes globalement que les hommes dans les fictions – et plus vieilles dans les documentaires. Côté classe sociale, chez les personnages principaux, les femmes sont plus souvent de classe moyenne, les hommes de classe populaire.

Tout le monde est globalement hétérosexuel, et les femmes encore plus que les hommes. Les personnages sont très majoritairement blancs, très majoritairement valides, et ils n’ont pas de religion. Une certaine définition de la « neutralité », qui apparait clairement ici:

Illustrations: Manon Brûlé

La présentation des chiffres était suivi d’une discussion, animée par l’actrice et autrice Bwanga Pilipili, dont voici quelques instantanés.

Lise Perottet, coordinatrice du Lab Femmes de Cinéma, est revenue sur les mesures institutionnelles prises un peu partout en Europe, à partir de l’expérience de 32 centre du cinéma: « Il y a les politiques d’encouragement. En France par exemple le bonus 50/50 se chiffre à +15% de la subvention pour les films paritaires. En Autriche, c’est 30.000€. Il y a les politiques régulatrices, comme quotas appliqués de manière progressive en Espagne depuis quelques années, où aujourd’hui 35% des fonds sont attribués à des femmes. Au Royaume-Uni, on voit les choses sous un prisme intersectionnel, avec les diversity standards qui conditionnent l’attribution des aides. Néanmoins en France, les budgets des films réalisés par des femmes sont en moyenne 40% plus bas, donc ce ne sont pas les mêmes films, pas les mêmes castings, pas la même communication. Le rééquilibrage ne se fera pas naturellement. Il faut encourager les autrices, mais aussi les producteur·ices. Des mesures sont mises en place, la parité augmente, mais pas assez vite. Il faut continuer à trouver de meilleures manières d’agir: incitants financiers, quotas, etc. Il faut oeuvrer sur tous les tableaux. »

Jeanne Brunfaut, directrice du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel, est revenue sur les chiffres belges, ainsi d’ailleurs que leur évolution depuis la fin de l’enquête: « L’étude s’est arrêtée en 2020, les chiffres ont un peu changé depuis, ce qui laisse penser que les mesures ont un impact. Depuis 2017, le nombre de réalisatrices qui ont obtenu une aide est passé de 36% à 47%. Tous secteurs confondus, on est quasiment à la parité. Chaque année, on a plus de femmes qui déposent et reçoivent des aides en long métrage. Le taux de sélection des dossiers de femmes est d’ailleurs meilleur. Le gros travail a d’ailleurs été d’encourager les femmes à déposer des dossiers, de dire que les portes sont ouvertes. Le gros problème aujourd’hui, c’est le passage au troisième film et suivant. Ca vient petit à petit. Pas assez vite, mais ça se met en route. Et puis on n’a pas pu parler de l’aspect qualitatif, de qu’est-ce qui fait que c’est plus difficile pour une femme de faire un troisième film que pour un homme? Ce sont surement des pistes de réflexion à aborder. »

L’autrice et réalisatrice Ann Sirot (Magritte du Meilleur film en 2022 pour Une vie démente, co-réalisé avec Raphaël Balboni) est revenue sur l’impact qu’a le fait d’avoir une réalisatrice plutôt qu’un réalisateur sur les équipes techniques: « Ce qui me frappe le plus, c’est la confirmation que les réalisatrices embauchent plus de femmes. C’est plus simple de travailler avec d’autres femmes, c’est mon sentiment et mon expérience. Ce n’est pas que pour des questions de militance que les femmes embauchent plus de femmes, c’est pour la qualité de travail. Le plafond de verre reste un obstacle majeur. Il nous est plus fastidieux d’affirmer notre légitimité. Cette énergie à déployer pour sans arrêt devoir (re)faire nos preuves peut expliquer l’érosion, le fait que certaines capitulent. Au début de ma carrière, comme je co-réalise avec un homme, j’avais parfois l’impression de devoir entrer au forceps dans la conversation pour rappeler que j’existe. L’autre chose, c’est aussi le regard qu’on porte sur les personnages féminins. Nous mettons souvent en scène des couples hétérosexuels, et on s’aperçoit qu’il est beaucoup plus compliqué de créer de l’empathie pour le personnage féminin, à tel point que Raphaël m’a dit un jour: on va se concentrer sur les personnages masculins, on leur passe tout! Les personnages féminins sont tellement jugés. »

Babetida Sadjo, actrice, désormais également autrice et réalisatrice a complété le constat en partageant son expérience de personne racisée, au carrefour des discriminations: « J’ai failli avoir une crise d’angoisse en écoutant ces chiffres. Là, on parlait des hommes et des femmes. Mais moi j’ai d’autres particularités qui représentent un frein, en l’occurence le fait d’être racisée. Je voudrais que ce que vivent les minorités puisse aussi être observé par les statistiques. Je suis sortie du Conservatoire en 2008, et ce n’est qu’en 2021 que j’ai eu un rôle principal dans un film belge, dans un film d’un réalisateur racisé justement, Juwaa de Nganji Mutiri, et qui avait une équipe complètement paritaire. En fait, heureusement qu’on m’a fait confiance dans d’autres pays que la Belgique, parce qu’ici, je ressens un vrai plafond de verre. Je vois d’autres actrices de la même génération qui s’envolent, quand moi j’ai l’impression d’être limitée. Et puis je trouve aussi qu’on nous met dans des cases en tant qu’actrice. Je peux aussi être autrice, et je me suis mise à écrire moi aussI. Je subis aussi une charge militante. Je dois analyser les films qu’on me propose, je conseille pour éviter les stéréotypes. Ca prend du temps, c’est un travail gratuit. Je parle aux cinéastes pour les faire évoluer, au lieu de travailler sur mes projets à moi. Ca fait 15 ans que je fais ça. Il y a une non-curiosité je trouve des cinéastes non-racisés. Alors j’ai étudié le scénario, je me suis formée pour imaginer des projets qui me ressemblent. »

Effectivement, la parité est l’un des champs d’action pour un cinéma plus inclusif, mais qui doit aussi se poursuivre sur d’autres aspects. Le Centre du Cinéma a d’ailleurs mis en place un groupe diversité, qui a notamment ouvert des discussions avec des directeur·ices de casting, au sujet des biais de représentation (par exemple, quand les rôles de médecin sont systématiquement proposés à des hommes blancs de plus de 60 ans). Des coaching on été mis en place pour bousculer ces stéréotypes, et des formations vont être proposées à la rentrée, ouvertes aux non professionnels, pour ouvrir des portes à des voix qui ne trouvent pas leur place dans le système, alors qu’elles sont déterminantes pour contribuer à enrichir les imaginaires.

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