Premier long-métrage de Nathalie Teirlinck, Le Passé Devant Nous sortira dans les salles en février, mais les spectateurs du FIFF ont eu l’occasion de le découvrir en avant-première lors d’une journée consacrée à « l’autre cinéma belge ». Car oui, même si ce film a été tourné en français il a été produit en Flandre. Un film insaisissable qui entretient la finesse et les émotions.
Les yeux rivés droit devant, chaque pas emmenant la détermination crescendo: sur son tapis de course, Alice semble insubmersible, sans faille. Un exemple de force et de vigueur à qui rien ne pourrait arriver. Mais peut-être n’est-ce que l’illusion du premier plan? Engouffrée dans une vie de call-girl de luxe, Alice (la Canadienne Évelyne Brochu, vue chez Denis Villeneuve, Xavier Dolan ou même Cronenberg) cultive les paradoxes.
Si elle aime faire exister chaque client en lui murmurant qu’il est le seul et l’unique, ce gars si différent auquel elle pense tout le temps (un manège répété chaque soir), elle s’en tient aussi à ces phrases bateaux et à sa réserve naturelle. Un mur pour ne surtout pas s’attacher et derrière lequel se retrancher. À vrai dire, Alice préfère les larges murs aux grands espaces dans lesquelles la menace pourrait surgir à tout moment. Alors, elle coupe la télé, coupe la radio, reste dans l’obscurité, nourrissant de ses peurs et craintes ce cocon protecteur et inhibant. Mais est-on jamais assez armé quand une seule petite brèche suffit à amener le doute et le déséquilibre ?
Comme un coup de téléphone qui charrie l’horreur et l’irrémédiable descente aux enfers? Un homme est mort, un bête accident de la route, mais cet homme Alice l’a aimé et il lui lègue la garde exclusive de Robin (le débutant Zuri François qui crève l’écran), le petit trésor conçu lorsque les jours étaient meilleurs. Un irrésistible petit bout de six ans que, désormais, Alice tente de faire passer pour son neveu. Afin de ne pas trahir son statut de mère célibataire et totalement désœuvrée. Un malaise d’autant plus lancinant depuis que l’imprévu est à la porte et que les vies vacillent irrémédiablement et irrésistiblement. Mère et fils, ces deux étrangers arriveront-ils à se rencontrer, à se retrouver?
Oh non, encore un film tragico-dramatique sur une mère célibataire qui tente de surnager dans une sinistre réalité…
C’est vrai, à la vue du script, on pourrait douter et même être réfractaires. Alors, oui, il faut s’accrocher, s’installer dans la salle et laisser la patte et la puissance de la mise en scène de Nathalie Teirlinck faire le reste. Si la cinéaste en est à son premier long-métrage, elle a dans ses bagages une solide expérience (des courts-métrages multi-primés, des clips pour des groupes flamands de premier plan…).
Assez solide pour que la Gantoise se lance dans une aventure francophone (un pari audacieux quand bon nombre de réalisateurs ont tôt fait de se tourner vers les productions anglo-saxonnes) et apprivoise ses acteurs pour en saisir le meilleur du naturel. Johan Leysen en père qui n’a jamais été là et l’est de moins en moins, la faute à Alzheimer. L’optimiste et charismatique Eriq Ebouaney en chauffeur de taxi acquis aux péripéties d’Alice. Arieh Worthalter en figure paternelle rassurante. Yoann Blanc (ndlr. le héros de La Trève) en vicelard repoussant comme il faut. Puis ce couple qui se cherche, Évelyne Brochu toute en fragilité et en retenue et Zuri François tout en exubérance. Autant de héros modernes, de personnes qui cherchent leur bonheur à travers les malheurs. Privilégiant l’effet miroir, Nathalie réussit à accrocher nos émotions, à nous renvoyer à nous-mêmes face à ces personnages que nous pourrions très bien croiser demain au coin de notre rue. D’ailleurs, c’est dans un Bruxelles en plein lockdown (un hasard qui participe un peu plus à l’ambiance anxiogène de ce film) que Nathalie Teirlinck pose ses caméras tout en préservant la pudeur de la ville, en appuyant son anonymat. Le travail de la réalisation est fait de précision…
… et de poésie symbolique. Le diable est dans les détails, et il faut croire que Teirlinck est perfectionniste à l’extrême tout en résistant à la tentation d’appuyer ses éléments métaphoriques: cette radio qui balance ses horreurs (une épidémie par-ci, un garçon emporté par une rivière à Tihange), une figurine de nageur qu’Alice est bien incapable de faire fonctionner, un pigeonneau orphelin qui s’écrase sur son balcon, ce parking souterrain qui ne cesse de tourner, la piscine exutoire où des apprentis sauveteurs rappellent la nécessité de sauver des vies, de sauver sa propre vie? Puis il y a ce magnétophone pour relier le passé au présent, symptomatique du titre. Une multitude d’éléments qui auraient pu former un maelstrom ingérable pour beaucoup de réalisateurs, mais qui s’imbriquent ici parfaitement, soutenus par la thématique centrale : la communication.
Car dans Le passé devant nous, l’essentiel est dans le langage : les mensonges, les non-dits, la réalité travestie, cette incapacité pour les personnages principaux de se comprendre, le silence qui supplante tout. Puis il y a les sanglots, la colère, la résignation, autant de gestes muets qui ne trahissent que trop bien le langage d’un corps qui ne suit plus, qui n’y est plus et dont le cœur s’est arrêté quand son monde s’est effondré.
Généreux dans l’effort comme dans l’effroi, Nathalie Teirlinck réussit un tour de force émotionnel, au langage finalement universel, mais avec la désagréable impression de nous pousser dans nos derniers retranchements. Le passé devant nous est un road trip intérieur dont on sort avec les plaies à vif, mais aussi avec le sentiment que l’aventure n’était pas vaine et que l’histoire ne s’achève pas quand le générique se déroule, mais que le film continue de faire son chemin.
A.S.
Le passé devant nous de Nathalie Teirlinck
Avec : Evelyne Brochu, Zuri Francois, Eriq Ebouaney, Arieh Worthalter, Johan Leysen…
Genre : Drame
Durée : 110 min
Production : Savage Films
Pays : Belgique
Sortie : février 2017