Le deuxième souffle de la Fille Inconnue

« Pour faire un bon diagnostic, il faut être plus fort que ses émotions. »

Cette phrase tirée de La Fille inconnue de Jean-Pierre et Luc Dardenne présenté hier au Festival de Cannes est un excellent exergue pour cette revue de presse.

Hier, juste après la première présentation cannoise, les frères avaient été un peu chahutés : quelques sifflets dans la salle (rien de grave, mais c’est très inhabituel), des remarques sarcastiques à la pelle sur Twitter (c’est plus classique, mais on notait parmi elles la déception de vrais aficionados du duo), et des interviews « sortie salle » fort mitigées.

 

Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.

 

Cela dit, nous le signalions d’emblée dans notre article (lire ici) : il ne faut pas forcément se référer à cette première projection pour tirer des plans sur la comète. Cannes est un microcosme qui pulse et l’humeur du moment, terriblement amplifiée par tous les moyens de communication instantanée, n’est pas forcément celle du lendemain. Même pas celle du soir.

Comme nous le pressentions, la projection du Soir pouvait s’avérer très différente. Et elle le fut : pas de sifflets ici, mais une chaleureuse standing ovation. Oui, les frères sont toujours chez eux à Cannes accueillis comme des rois. Il faut dire qu’en 21 ans de présence sur la Croisette, ils n’ont jamais déçu. Ils ont été révélés à la Quinzaine avec La promesse, puis couronnés six fois de prix divers (dont deux Palmes). Même Deux jours, une nuit, reparti bredouille avait suscité un enthousiasme général et son absence au palmarès une certaine incompréhension.

 

Il faut dire que dès le début de l’après-midi, puis tout le long de la journée, et ce matin encore, de nombreuses critiques, profitant d’une réelle analyse à froid, contextualisant le film dans la filmographie des frères, sont venues largement nuancer l’impression de déception éprouvée en fin de matinée.

 

( Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.)
La plus dithyrambique, largement reprise sur les réseaux sociaux par tous les fans des frères est celle des Inrocks qui conclut sans ambages : « La Fille inconnue est un nouveau diamant brut de nos orfèvres de Seraing, leur plus éclatant et coupant depuis L’Enfant » tout en insistant sur la prestation d’Adèle Haenel qui fait l’unanimité en France : « Dans ce rôle portant tout le film, Haenel étincelle par son énergie, son tranchant, sa dualité enfantine et batailleuse, à la fois petite pieuvre et combattante, moteur crépitant de tous les plans du film. »

Le Monde est à peine moins enthousiaste : « Plus posée qu’à l’ordinaire, plus classique en un sens, la mise en scène fait la part belle au soin, à l’écoute, aux liens qui se tissent entre les gens. L’émotion vive affleure quand la caméra s’attarde sur les gestes du médecin, sur la douceur qu’elle dispense à ses patients ; on retrouve là toute la force du cinéma des frères Dardenne. »

Et Libération ponctue joliment ce trio majeur en affirmant que « À défaut d’emballer leur récit à la mesure de leurs plus brillantes réussites passées qui tendaient déjà vers le film de genre, les cinéastes semblent dérouler leur lexique avec une sécheresse à l’os, avec un tranchant certain qui a pourtant tous les traits du service minimum (mais, dans leur cas, ce n’est déjà pas rien), sans guère se risquer à livrer les moyens de leur cinéma à la réflexivité qui innervait leur film précédent ».

 

Une analyse que rejoint Cineuropa qui décortique le fond et la forme du film : « Et si la surface de grisaille familière et la parabole humaniste focalisée sur l’individu à travers l’un des sujets de prédilection des frères, la responsabilité individuelle et ses échos à plus vaste échelle, pourraient à tort faire penser que les Dardenne font du sur-place à haute altitude, leur nouveau film démontre au contraire une subtilité accrue dans l’invisibilité des artifices qui s’imbriquent en totale cohérence avec le déroulé du récit et l’authenticité des personnages. Une osmose qui permet aux réalisateurs de prendre, à hauteur humaine et avec exactitude, le pouls d’un monde souffrant d’une dangereuse infection des âmes, potentiellement mortelle en cas d’inaction. »

 

( Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.)

 

Cinephilia résume assez bien l’impression générale en affirmant que « Prix ou pas, les frères prouvent une nouvelle fois que l’expression « mauvais film » leur est inconnue. Le métrage sera une nouvelle fois taxé de cinéma social chiant par les détracteurs, mais il est bien plus que ça. C’est une proposition de cinéma (connue certes) qui fonctionne et qui est agrémentée d’un casting solide. Certainement un des films dans le haut du panier de cette compétition maigrichonne. »

 

Tandis que CultureBox nuance à peine l’enthousiasme : « Si leur dernière œuvre n’a ni la flamboyance de cette première Palme et encore moins l’ampleur de leur seconde, « L’enfant », drame sur la précarité et la famille, elle reste une belle proposition de cinéma. Certes parfois répétitive et il faut bien le reconnaître un peu assommante, mais portée par le jeu intense et sans artifice d’une Adèle Haenel, encore une fois remarquable »

 

 

 

Évidemment, tout le monde n’est pas entièrement d’accord. L’Express note que «(…) le changement de braquet ne fonctionne pas, car le thriller est mené trop placidement. Adèle Haenel laisse passer très peu de choses dans son jeu et coupe court à toute empathie avec son personnage

Écran noir souligne que « Cette énième parabole des frères Dardenne s’avère ainsi non seulement didactique et pleine de bons sentiments, mais également d’une naïveté gênante quand il s’agit de faire la leçon au spectateur (et avec lui à la terre entière) tout en traitant aussi légèrement la cause et les gens que l’elle est censée défendre. »

Et Film de Culte enfonce le clou : « Difficile de faire simple, et les frères Dardenne n’ont plus à prouver leur talent pour l’épure, qui n’empêche ni l’efficacité ni l’émotion. Leur formule magique est pourtant à la peine dans leur dernier film, qui avance de façon un peu trop pépère sur les rails attendus. La Fille inconnue raconte une enquête, mais on peine à retrouver ici le suspense et le rythme tendu du Silence de Lorna. Adèle Haenel apporte un certain charisme bougon à un personnage pas évident, mais qui ne suffit pas toujours à donner du relief à un scénario qui n’offre que le SMIC de la part des frères belges. »

Dans le Figaro, l’irascible Eric Neuhof qualifie même le film de « navet liégeois » : « En lice pour une troisième palme d’or, les Dardenne proposent un film autour d’une jeune médecin qui joue l’enquêtrice. Bavard, répétitif et sans émotion. » Mais bon, c’est le Figaro aussi et Neuhof est régulièrement moqué (surtout par ses amis du Masque et la Plume » pour son incapacité à s’intéresser à un cinéma parlant des classes populaires.

 

Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.

 

On le voit, les frères ne laissent personne indifférent, suscitent le débat… et c’est très bien ainsi. Leur cinéma est radical, personnel, original et n’a pas pour vocation de faire l’unanimité.

Pas plus en France qu’à l’étranger.
Dans le monde anglo-saxon, les deux camps ont aussi alimenté le Net depuis hier. Globalement, les critiques négatives reprochent au film un manque de réalisme dans l’approche « polar » du film. Mais on a dit très tôt que cette forme n’était naturellement qu’un prétexte qui n’était là que pour être dénaturée et formatée à la sauce Dardenne

 

 Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.

 

The Hollywood reporter qui se fend d’un très long article est d’ailleurs séduit par la forme du film :

« The Dardennes occupy a unique, oft-imitated place between the kitchen-sink Brits and the Italian neo-realists, and like all their films, the minor-key Unknown Girl offers melancholy reflections alongside subtle rewards to be savored.”  Comme The Wrap qui lui emboîte le pas : « As usual with the Dardennes, the action plays out in front of hand-held cameras with natural light and no musical score; there’s real artistry (and of course a little artifice) in making it look so simple and unadorned.”

 

“As usual, with no music on the soundtrack and rarely more than two characters engaged in tense conversations at any given time, the movie retains an urgency to its suspense even when it runs through the standard tropes.”, conclut Indiewire

 

Et même si le Guardian est plus nuancé, Il reste un grand défenseur du cinéma des frères:  “Everyone who cares about the Dardenne brothers and what they have achieved in the movies will want to see this and make their own mind up. Even their missteps areinteresting.”

 

 Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.

 

Pour ce que nous avons vu, les critiques espagnols semblent un rien plus mitigées et on a même trouvé dans la presse italienne deux références au « Giallo », ce qui devrait amuser tous les fans de Dario Argento.

 

On le voit les avis autorisés sont plutôt positifs, voire fort enthousiastes du côté des journaux qui ont d’habitude une sensibilité plus cannoise, en ce sens qu’ils ont souvent un avis susceptible de trouver un écho dans le palmarès de la compétition.

 

« Difficile d’imaginer le duo belge repartir sans récompense. Une Troisième Palme est tout à fait envisageable, même si la compétition n’est pas encore achevée. Un prix du scénario pour leur regard toujours aiguisé ? Ou Adèle Haenel citée pour son interprétation ? », conclut Télé-Loisirs.

On verra…

 

Photo : © J.P.Malherbe/N.L.P.

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