L’Amazone dresse le portrait intime d’une mère et de sa fille, dans une famille où depuis quatre générations les femmes sont atteintes par le cancer du sein. A l’occasion de la présentation du film au Festival de Namur dans la section Première Oeuvre, on a rencontré le duo en charge de la réalisation du film. Et on s’est interrogé sur la façon dont le cinéma nourrit le réel, et vice versa.
Quelles sont les origines du film, qu’est-ce qui vous a donné envie de prendre la caméra pour raconter cette histoire?
Emilie Maréchal
A l’origine, je ne pensais pas en faire un film. Je viens du théâtre, je savais que je voulais parler de ce que ça veut dire d’être malade et d’accompagner une personne malade, et je voulais rendre ma mère belle. Et l’associer à la figure de l’Amazone, une femme puissante, guerrière, combative. J’avais plutôt en tête une sorte de performance, sur le plateau. Mais vu tous les traitements qu’elle avait à subir, ce n’était pas réaliste. J’ai rapidement eu l’idée et l’envie de donner accès à son corps, de montrer son corps en grand sur l’écran. J’ai alors appelé Camille, d’abord pour filmer. On a suivi ma mère pour ses examens, on lui a fait incarner la figure de l’Amazone. C’était très mis en scène, très fictionnalisé. Mais le film a très vite évolué quand ma mère a déversé sur nous tout ce qu’elle ressentait par rapport à la mort de sa propre mère, ce dont elle ne m’avait jamais parlé. Ca a pris le pas sur la narration qu’on pensait développer. On s’est rendu compte que pour raconter l’histoire que je voulais raconter, il fallait que je sois aussi à l’image. C’est à ce moment-là qu’il est apparu évident que Camille devait co-réaliser le film.
Camille Meynard
Ca fait longtemps qu’on travaille en binôme, Emilie et moi, on avait déjà fait un projet sur la famille, la transmission, Pattern, qui mêlait théâtre et cinéma, et qui se demandait ce qu’on fait de l’héritage d’un père qui meurt. C’est une continuité qui nous a semblé naturelle.
Le film met en scène le pouvoir performatif du langage. Le fait de dire « Je vais être une Amazone » fait de Patricia une Amazone, mais pour autant, cette vérité entre en percussion avec le réel devant la difficulté du combat à mener.
Emilie Maréchal
La figure de l’Amazone, cette femme au sein coupé, est une figure que je connais bien, venant du théâtre. Elle m’a permis de mieux accompagner ma mère aussi dans son combat. Je l’ai embarquée dans cette fiction, mais elle se l’est vraiment appropriée . C’est vraiment une phrase que ma mère répétait comme un mantra, notamment quand elle suivait sa chimiothérapie. La fiction, le jeu, l’interprétation nous ont permis d’affronter la réalité. D’ailleurs, c’est quelque chose qu’elle partage aujourd’hui avec les autres femmes qui ont un cancer qu’elle rencontre.
C’est aussi une histoire transgénérationnelle, qui concerne toutes les femmes de votre famille, et partant, qui a un écho plus vaste.
Emilie Maréchal
On a appris en faisant le film pourquoi les femmes de ma famille, les aînées, avaient refusé de se soigner. Le film a agi comme un miroir, entre le choix de ne pas soigner qu’a fait ma grand-mère, et celui de ma mère, qui avait tellement mal vécu ce décès, et qui a décidé de faire le contraire, c’est-à-dire nous en parler, se soigner, partager ce qu’elle traversait. Comme si ces deux générations se répondaient. Ca a fait ressortir la volonté de partage de ma mère, de créer du lien. Ca a posé la question: qu’est-ce que ça veut dire aussi le choix de se faire surveiller ou pas? Deux de mes tantes par exemple refusent tout suivi spécifique. Ce sont des questions intimes. Avoir ces deux générations raconte ça aussi.
Camille Meynard
On a voulu aussi dans le film mettre en scène de manière formelle cette rupture entre les générations notamment par le recours aux images d’archive. En recréant ce dialogue par l’image, en retrouvant un canal de communication. Le film a eu une influence très concrète sur la vie de la famille, et vice versa.
Les archives sont comme un dialogue post-mortem
Emilie Maréchal
Oui, et comment dans le présent, on peut encore modifier la situation, la réparer. On s’aperçoit que le secret a créé des fantasmes, des projections, des silences et des gouffres, et qu’en parlant, ça rapproche les gens, ça ré-ouvre une canal de discussion.
Comment s’est fait le travail avec votre mère, comment est-elle devenu un personnage de sa propre histoire?
Emilie Maréchal
Ma mère n’a aucune conscience de ce que c’est qu’être photographiée ou filmée, elle nous a fait une énorme confiance, à moi, mais aussi à Camille. Une vraie intimité s’est créée autour d’elle, on faisait attention à ne pas la fatiguer, on a veillé à respecter son rythme.
Je pense qu’elle a accepté parce que je lui ai demandé, bien sûr, mais aussi parce que quand elle a appris sa maladie, elle a vu beaucoup de vidéos, trouvé beaucoup de témoignages sur les forums, qui l’ont beaucoup aidée. Elle a voulu à son tour partager, et aider d’autres personnes qui traversent la même chose.
Et puis le projet a un peu muté, quand elle a compris que ce n’était pas tant un film sur le cancer que sur la famille et le lien mère/ fille, je crois qu’elle a compris que ce serait des images qui allaient rester après sa mort. Une trace qu’elle nous laisserait. La preuve qu’elle a été combative. Elle me dit souvent: « Quand vous verrez ces images, vous verrez que je me suis battue ». Elle a compris la valeur que pourraient avoir ces images.
Camille Meynard
Au début elle a accepté le projet pour toi, et à la fin elle l’a écrit avec nous. Elle a vraiment pris une part très active dans le film. Elle est à l’initiative de l’une des scènes les plus fortes par exemple, celle où vous remplissez le formulaire concernant les directives anticipées.
Emilie Maréchal
Quand on a découvert les métastases osseuses, j’ai voulu arrêter le film, mais elle a voulu continué, c’est elle qui a insisté. C’est vraiment entré dans son quotidien. Quand on a arrêté de tourner, elle m’a dit: « Ca fait un vide ».
Le film montre le combat du corps, son engagement, même après les traitements.
Emilie Maréchal
On a voulu montrer un corps qui combat en grand, le mettre au centre. Voir un corps qui se fait malmener pendant les examens, par les machines. Un corps qui transpire, qui lutte, qui se fait masser. Montrer l’accompagnement paramédical, qui permet d’accepter la mutilation aussi, ce que ma mère n’acceptait pas du tout au début. L’activité sportive lui a redonné confiance, et lui a permis de se regarder à nouveau dans un miroir, de se ré-appropier son corps. Etre entourée aussi d’autres femmes qui traversaient la même chose qu’elle. Qu’on prenne soin d’elle. Sans cette prise en charge du corps, je crois que c’est très compliqué de se réveiller un jour avec une partie de son corps en moins.
Camille Meynard
Et puis on voulait mettre en avant ce corps de femme de soixante ans, comme on ne le voit que très peu dans notre société. Les corps qu’on montre ne sont pas des corps de femmes de 60 ans. Même dans les campagnes de prévention pour lutter contre le cancer du sein, le corps est sexualisé, montré à des fins publicitaires, glamour presque. Ce n’est pas la réalité de ce que c’est d’avoir un sein en moins.
Comment s’est passé le montage, comment fait-on face à cette matière dense et intime, qu’est-ce qui s’est joué pour vous au montage?
Emilie Maréchal
La chose la plus importante à trouver, c’était le lien entre ma mère et moi. On voulait que le fil central soit la relation d’une mère et d’une fille. On avait filmé beaucoup de scènes où nous étions seules elle et moi, et on ne les a finalement pas utilisées. On a dégagé tout ce qui ne racontait pas le lien entre nous deux. Le travail principal, c‘était d’affiner cette relation mère/ fille. Et puis, j’ai vécu le recours à la voix off comme un échec au début, j’avais l’impression que ça voulait dire que nous n’avions pas réussi à transmettre certaines choses. Mais cela permettait de contextualiser le film. On s’est servi de la voix off comme d’une adresse intime à ma mère. Je lui donne quelque chose aussi avec cette voix.
Camille Meynard
C’est aussi un accès à l’intimité d’Emilie qu’on a eu par le son quand on ne l’avait pas dans l’image, d’entrer dans sa subjectivité. Et son intimité.