L’histoire de la Route d’Istanbul est atypique et passionnante.
Rachid Bouchareb, voulait tourner ce film en partie en Belgique pour d’excellentes raisons artistiques : il s’inspire d’une histoire vraie qui est arrivée à une mère de famille wallonne et voulait absolument à ancrer son œuvre dans la région qui l’avait inspirée.
Le réalisateur d’Indigènes et Hors-la-loi tenait aussi à diriger des actrices belges et a retenu trois perles qu’on n’avait jamais vues ensemble à l’écran : Astrid Whettnall, l’inoubliable mère blessée et vengeresse d’Au nom du fils, Pauline Burlet, la Môme qu’on a revue dans Dead man talking ou Le Secret et Patricia Ide, par ailleurs codirectrice du théâtre La Public.
Produit par Arte pour une diffusion à la télévision, ce film a été coproduit par Scope Pictures avec l’intention de le sortir en salles en Belgique via une nouvelle structure de production, Télescope dont nous reparlerons sous peu.
Cette bonne idée a été rapidement suivie d’une excellente nouvelle : la sélection du film dans la section Panorama du récent Festival de Berlin. Un joli buzz pour un film initié à l’origine pour le petit écran.
Ce succès n’est pas surprenant : le propos de La Route d’Istanbul a beau trouver sa source chez nous, il est universel… et tragiquement d’actualité.
On y suit Elizabeth qui vit au bord d’un lac avec Élodie, sa fille majeure. Un peu à l’écart du monde, elle vit une vie paisible, sinon heureuse. Un dimanche soir, Élodie qui est censée avoir passé le week-end chez une amie ne revient pas à la maison. Elle ne répond pas non plus au téléphone. On la localise d’abord à Chypre, puis en Turquie. Initiée à l’Islam par son petit ami djihadiste en herbe, la jeune femme a en fait décidé de rejoindre la Syrie. Pour Elizabeth, commence alors un périple pour retrouver sa fille et la ramener à la maison. L’aventure sera longue, compliquée et dangereuse.
Très (trop ?) proche du scénario de Les Cowboys de Thomas Bidegain, La route d’Istanbul est plus ramassé, plus direct, plus prévisible parfois, plus âpre aussi sans doute.
Les points communs aux deux projets sont néanmoins évidents, à commencer par le fait d’être emmenés par des interprètes belges formidables. À ce point qu’on ne serait pas plus étonné que ça de tenir déjà le couple gagnant des prochains Magritte du cinéma dans les catégories meilleurs acteurs et actrices : à ma gauche François Damiens, à ma droite Astrid Whettnall. Ça aurait de la gueule, non ?
À l’image de sa prestation dans Au nom du fils, de Vincent Lannoo, le film qui l’a fait connaître sur la scène internationale et qui a d’ailleurs donné l’idée à Rachid Bouchareb de l’engager ici, Astrid Whettnall (qui, ô hasard, s’appelle Elizabeth dans les deux longs métrages) est une fois de plus merveilleuse en mère blessée. Avec une conviction rare, elle oscille entre rage, tristesse, incompréhension et s’arcboute sur ses souvenirs, un entêtement aveugle et une volonté à toute épreuve pour retrouver la chair de sa chair.
Mâchoire crispée, larmes aux yeux, poings serrés, elle ne renoncera pas, même si tout le monde tente constamment de la ramener à la case départ. De bout en bout, elle occupe l’écran, portant le film sur ses épaules solides, transcendant le propos jusqu’au plan ultime, déchirant.
La trop rare Montoise Pauline Burlet, distante et froide, est formidable de sobriété impitoyable. Ses grands yeux sombres, son visage impassible font sensation face à l’énergie désespérée de sa mère. Patricia Ide évolue dans un registre fort différent. Marraine d’Élodie, grande et protectrice, c’est une femme forte qui soutiendra son amie… jusqu’à un certain point.
Un peu comme Joachim Lafosse avec les Chevaliers Blancs, Rachid Bouchareb pose ici un problème grave et refuse de se poser en moralisateur, laissant au spectateur le soin de poursuivre la soirée à discuter du sens de l’engagement des différents personnages.
Même si l’ultime plan nous renvoie l’image de notre désarroi et de notre totale incompréhension.
Sortie le 11 mai (comme Baden Baden, jour de l’ouverture du Festival de Cannes)