La fille inconnue d’un film estampillé

Le 5 octobre prochain, La fille Inconnue, dixième long métrage conjointement signé par Jean-Pierre et Luc Dardenne, débarquera sur nos écrans. Par rapport à la version présentée au Festival de Cannes, huit minutes ont été ôtées au montage, histoire de recentrer l’attention des spectateurs sur le personnage principal du film. On a vu cette nouvelle proposition.

 

 

 

Si vous pensez que la qualité essentielle d’un cinéaste est de se renouveler et d’innover au fil des films, vous n’êtes probablement pas très fans des frères Dardenne. Si, par contre, vous estimez qu’un réalisateur est quelqu’un qui creuse son propre sillon, sans se soucier des modes et des influences extérieures, vous avez toutes les chances d’être des aficionados du duo, attaché à d’immuables principes depuis La promesse, il y a vingt ans.

En général, à chaque nouveau film, les avis sont tranchés et autant vous le dire tout de suite, La fille inconnue ne devrait pas faire trop bouger les lignes.

 

 

Du générique de début, muet, au générique de fin, muet lui aussi, en passant par les plans séquences discrètement virtuoses d’Alain Marcoen, l’absence totale de musique, la présence de visages familiers (ces acteurs qu’on qualifie de « famille »), les lieux de tournages entre Seraing et Liège, tout ici est d’évidence du Dardenne pur jus.
Et pourquoi d’ailleurs changer une formule qui a été inventée par les deux cinéastes et qui, parfois copiée c’est vrai (de The Wrestler au Fils de Saul, les hommages sont légion), n’a jamais été renouvelée par quiconque ? D’autant qu’elle a enfanté une filmographie homogène parsemée de chefs d’œuvres…

 

Alors, bien sûr, l’intrigue ici est différente, la personnalité de l’héroïne et les enjeux aussi et (surtout) l’actrice principale est une nouvelle venue dans l’univers des frères. Car au cœur de ce statu quo artistique, Jean-Pierre et Luc Dardenne ont toujours tenu à renouveler leur héros et héroïnes, souvent des héroïnes d’ailleurs, à tel point qu’on pourrait aujourd’hui les pointer comme les réalisateurs les plus féministes du cinéma contemporain. Ce qu’ils ne démentent pas en interview.

Depuis trois films les frères ont renoncé à nous présenter de nouveaux visages marquants comme Jérémie Renier dans La Promesse, Émilie Dequenne, Morgane Marinne ou Déborah François et optent pour des vedettes : après Cécile de France et Marion Cotillard, c’est donc Adèle Haenel qui se fond aujourd’hui dans leur univers si particulier.

Dans La fille inconnue, la jeune actrice française incarne un médecin débutant, Jenny, qui un soir qu’elle est harassée, alors que ses consultations devraient être terminées depuis une heure, renonce à ouvrir à un ultime patient tardif. Le lendemain, la jeune fille qui s’était présentée au cabinet est retrouvée morte. C’est un choc pour Jenny qui se sent coupable de non-assistance à personne en danger et n’aura de cesse de trouver l’identité de cette inconnue dont personne ne semble se soucier vraiment.

 

 

Le schéma du film ressemble de façon assez saisissante à celui de Deux jours une nuit, le film précédent des frères : Jenny va beaucoup se déplacer, sonner à des portes et tenter d’obtenir (non pas un soutien pour éviter un licenciement, mais) des informations sur la défunte anonyme que certaines personnes ont forcément dû croiser au fil de leur pérégrinations.

Alors que les frères avaient puisé chez Marion Cotillard l’énergie du désespoir pour conférer à leur film une énergie revigorante, ils demandent ici à Adèle Haenel d’opter pour une attitude plus passive, plus réfléchie (intellectuelle), finalement assez éloignée de ce qu’on aurait pu attendre de la jeune sauvageonne du cinéma français.

 

 

Au fil de son enquête qui ne semble pas ravir grand monde, l’actrice va croiser une foule de visages connus des cinéphiles belges, des familiers des frères, parmi lesquels on note sans surprise Olivier Gourmet, Jérémie Renier, Fabrizio Rongione ou Christelle Cornil Mais également Morgane Marinne, Philippe Jeusette, Jean-Michel Balthazar ou encore Yoann Zimmer pour ne citer que ceux qui sont désormais les plus attachés à leur univers.

Et si la fidélité des réalisateurs est évidemment à saluer, elle est aussi à double tranchant : ce cortège de visages souvent confinés à des emplois plutôt stéréotypés peut distraire quelques spectateurs. D’autant que si le film nous immerge dans un quotidien gris et impersonnel (une ville dévorée par la précarité), ces acteurs immédiatement identifiés nous rappellent régulièrement que tout cela n’est finalement que du cinéma.
Dans ce défilé assez prestigieux, le visage de Thomas Doret surprendra ceux qui se souviennent du bouillonnant gamin au vélo tandis que Marc Zinga, fort inquiétant, fait ici ses premiers pas dans l’univers des frères. Pas les derniers si on en juge par l’enthousiasme des réalisateurs sur sa prestation.

 

 

Depuis Cannes, La fille inconnue a été parfois présenté comme un polar. Les frères se fichent pourtant comme de leur premier cigare des conventions du genre pour se concentrer sur deux axes : le quotidien d’un médecin œuvrant dans un milieu peu aisé et le combat d’une jeune femme pour apaiser sa conscience en retrouvant le nom de la défunte qu’elle n’a pas pu aider et lui offrir une sépulture décente, mais aussi en remettant en selle un stagiaire qu’elle a quelque peu malmené.
En filigrane de ce combat moral individuel, on peut voir le film comme une métaphore frappante de la situation sociale actuelle où les plus aisés refusent de laisser entrer l’autre, le plus faible, au risque de le voir périr à nos portes dans l’indifférence la plus totale. Une situation d’autant plus inacceptable pour un médecin forcément ouvert à l’autre.

 

Ces enjeux nobles s’inscrivent élégamment dans l’univers des frères et ne devraient pas dérouter les fans des réalisateurs qui restent, malgré ce que leurs détracteurs imaginent, les meilleurs ambassadeurs du cinéma belge à l’international tant au niveau des festivals qu’en termes de public touché PARTOUT sur la planète.
Un phénomène presque unique qui échappe aux classifications et dépasse les discussions critiques, souvent très subjectives.

 

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