Sous le ciel belge, Karim Ouelhaj est encore peu connu, pourtant le jeune quadragénaire cartonne dans les festivals. Avec son dernier long-métrage, l’OVNI Une réalité par seconde, qui dompte Liège-la-tentaculaire, mais aussi avec le court-métrage horrifique L’œil silencieux, Karim prouve la force d’un cinéma sans concession. Un signe qui a marqué le cinéma Nova qui lui consacre un mois de décembre entier.
Bonjour Karim, d’où vous vient cette passion du cinéma ?
De mon enfance, ça remonte à loin puisque ça fait 25 ans que je tourne, que j’écris, que je tente. C’est quelque chose qui m’est venu assez naturellement. Bien sûr, il y a eu des films qui ont fait déclic. Le Platoon d’Oliver Stone, Hellraiser de Clive Barker, puis Friedkin, Scorcese. Des films forts, engagés, où la forme s’alliait au fond. Quels sacrés souvenirs. C’était le temps des carrés blancs, les films que passait la RTBF mais interdits pour les enfants. Il ne fallait surtout pas les regarder, alors je les ai regardés. À l’époque, la chaîne osait passer des films remuants : Orange mécanique, Angel’s Heart, Taxi Driver… En fait, tout se confond, peut-être que mon premier film marquant n’était pas Platoon mais L’Exorciste. Sûrement même !
Quant à en faire, je ne me suis jamais posé la question de l’accessibilité, je l’ai fait.
Venez-vous d’une famille de cinéphiles ?
Mon papa aimait être à la pointe. Avec les caméras, le lecteur de VHS. On était les premiers à en avoir un dans le quartier. Mon papa regardait beaucoup le cinéma égyptien, à tendance Bollywood. Je me suis fait une culture par après avec le cinéma européen et occidental.
À 17 ans, j’ai commencé à écrire, à apprendre la VHS, en autodidacte. On n’avait pas internet à l’époque et peu d’infos sur les lieux où étudier le cinéma. Je me doutais bien qu’à Bruxelles, il y avait une école, mais voilà. Alors j’ai imité le parcours des cinéastes que j’aimais. Alan Parker, en tête. Comme lui, j’ai fait la pub, ça m’a appris à composer, les slogans, la photo. La musique aussi qui est l’une influence majeure dans le cinéma. Le cinéma fédère toutes les disciplines, en fait : mettre en scène, jouer, faire le dictateur, être psychologue… Si j’en gagne ma vie ? Parfois. Mais, bien souvent, je gagne des moments de vie.
Des moments de vie comme dans Une réalité par seconde, votre dernier long-métrage. Un titre qui évoque le pouvoir de la caméra.
C’est très symbolique, forcément c’est en lien avec les 24 images par seconde. Mon premier film, Parabola, fut une révélation. Depuis, je n’ai pas arrêté d’apprendre, de chercher, de construire. Mais si on parle de caméra, on doit aussi parler du regard des autres. N’importe quel ado comprend qui il est par le regard que les autres lui renvoient.
Une réalité par seconde descend justement dans les rues de Liège, dans l’enfer de la drogue, de l’alcool, de la misère, de la violence et nous montre ce sur quoi la société a l’habitude de poser des œillères.
Pourquoi ces gens se mettent-il dans des situations pareilles ? J’ai pris le côté le plus noir, le plus sombre de notre société. Mais, en même temps, je trouve que dans le combat se dégage de la lumière et un aspect magique. Puis, il m’est important de connaître le monde dans lequel je vis avant de découvrir le monde plus large et d’y tourner. Si tu ne sais pas toi-même ce qui se passe dans ta rue, comment veux-tu défendre des gens à l’autre bout du monde ? Aussi, malgré les décisions terribles que prennent mes personnages, je ne les juge pas.
Vous savez, rien n’est jamais acquis, conquis, et j’apprends plus de mes échecs que de mes pseudo-succès. Ce triptyque, je l’ai fait lentement mais sûrement, avec acharnement.
Le tournage à Liège, vous y teniez ?
C’est une ville qui se construit par les hommes. Il y a une telle atmosphère la nuit avec tous ces fantômes qui semblent te scruter. Liège, c’est un personnage à part entière, un témoin. Fascinante quand on peut et qu’on sait la regarder. Après, les problèmes sont les mêmes quelle que soit la ville.
Avec Une réalité par seconde, on est d’emblée perdus entre documentaire, fiction, OVNI…
C’était le but. Avec les deux premiers montants de mon triptyque, Parabola et Le repas du singe, je lorgnais vers Larry Clark, Abel Ferrara. Clairement dans la fiction. Avec ce dernier film, c’est plus flou. J’ai toujours trouvé intéressant de combiner des comédiens qui soient des vrais gens, des amateurs, des semi-pros et des professionnels. Dans une dynamique chorale, le spectateur va découvrir les personnages de ce film. Des personnages extraordinaires, de ceux que tu croises sur ton chemin un jour, qui te marquent et que tu ne verras plus jamais.
Quand quelque chose m’obsède, je vais au contact. Encore plus si ce sont des gens que la plupart ne voudraient pas croiser. Mon film, je le vois comme un labyrinthe à dynamique sociologique où la réalité va être confondue. Bien sûr, j’aurais pu me documenter sur la toile. Mais exprime-t-on une réelle pensée avec des messages de 144 caractères ? Il me faut aller au contact. Approcher ces personnages en faisant une recherche sur le web, ce ne serait que copier-coller un autre copié-collé. Après, je ne pense pas que mon film soit de société. Et de toute manière, ça ne veut rien dire, tous les films sont sociétaux, du thriller au polar en passant par le fantastique.
Le fil conducteur, c’est donc Romane.
Oui, une jeune fille complètement amateure. Et en côtoyant Mario et Béatrice qui sont de vrais comédiens de théâtre, il y a eu une remise à niveau, une alchimie qui s’est dégagée. J’aime créer ça. Face à des pros, il y a souvent une mécanique de jeu que j’essaie de casser. Et quand tu surpasses cette difficulté, tu atteins la liberté. Être réalisateur, c’est une question de dosage, il ne faut pas être directif mais savoir serrer les boulons. Il faut laisser l’instinct s’exprimer, le comédien doit rester libre.
À côté de Romane, il y a aussi Lucky, ce véritable éducateur de rue. Dans le film, il fallait justement qu’il ne le soit plus, qu’il se serve de son passé, de son humanité. J’ai beaucoup discuté avec lui, tout ce qu’il a traversé, ça m’a servi.
Comment approche-t-on quelqu’un qui n’est pas comédien ?
Les gens sont toujours étonnés, surpris. Agréablement, hein ! Et quand ils savent qu’on va aller jusqu’au bout, ils sont extraordinaires et font confiance. Cette expérience les a marqués. Peut-être cela a-t-il suscité une vocation ? L’expérience humaine est très intéressante dans le cinéma. On apprend plein de choses.
C’est une chance, je n’ai jamais eu beaucoup à faire pour convaincre mes comédiens. Vis-à-vis de leurs peurs, j’ai toujours été clair. Puis, pour un comédien, je pense que c’est une richesse énorme de foncer dans ces rôles qu’on ne propose pas ou plus.
Indéniablement, dans cette catégorie, il y a le rôle de Wladimir.
Il est mystérieux, il n’explique pas d’où il vient. Est-il journaliste ? Écrivain ? En se travestissant et en se prostituant, il n’est ni victime, ni pervers. Mais il va jusqu’au bout du propos qu’il veut développer. Olivier Picard a donné tellement de richesse à ce rôle. Je l’avais déjà dirigé dans le court-métrage Tundra qu’on a mis cinq ans à terminer. Olivier était architecte et il est devenu acteur.
Vous parlez beaucoup d' »aller jusqu’au bout », mais qu’est-ce que cela signifie ?
Quand il y a des séquences dures, je ne fais pas de compromis. Je me dois d’être honnête avec mon sujet. Dans la vie, quand une tuile arrive, tout le monde doit l’assumer. Ici, c’est pareil, chaque film a sa croix à porter.
Avec des échecs, parfois ?
Bien sûr, je me suis planté des fois. Alors que dans la société actuelle, on ne peut pas parler d’échec, on doit viser les performances. Moi, je n’en ai jamais eu peur, ça m’a bien servi.
Autre élément symbolique : le masque !
Chacun a un masque, c’est une manière de jouer avec les différentes facettes. Romane se cache de la violence qu’elle reçoit, celle de la rue, de ses parents qui se disputent. Avec ce masque de singe, elle observe tout en se protégeant. Et que cette petite fille soit toute seule dans la nuit, personne ne s’en offusque. Les gens ne se regardent plus, ne se parlent plus. Cette tête de gorille, ça renvoie aussi à l’idée de jungle urbaine.
D’ailleurs, j’ai une anecdote. On tournait à travers la nuit. Bien sûr, les parents de Romane étaient là. Et alors qu’on tournait une scène, des toxicomanes embêtants revenaient constamment nous réclamer de l’argent. Prise de panique, Romane a mis le masque. C’était très significatif, j’étais dépassé par ma propre fiction.
Vous n’êtes d’ailleurs pas tendre envers la société de manière générale…
Je pense que quand on apprécie la société dans laquelle on vit et qu’on voit la richesse et les droits acquis par nos parents et grands-parents qui se retrouvent négligés, on ne peut qu’être critique. Puis, critiquer, c’est aimer. C’est important de critiquer le système, c’est ce qui fait qu’il s’améliore de génération en génération. C’est à force de pousser les problèmes sous le tapis qu’on se crispe, qu’on se replie. Et ça s’en ressent très fort, en ce moment. Tout devient conforme, on oublie tous les fusillés du premier mai, on ne regarde pas les chômeurs exclus alors que les syndicats n’avancent plus, ou font semblant d’avancer.
Je n’ai pas de limite, pas de censure, et encore moins des œillères. Je le dis avec mes mots et mes propres moyens. Le temps nous dira si mes films ont raison.
Comment expliquez-vous, alors que ce film voyage énormément dans les festivals, qu’il soit resté confidentiel au niveau des spectateurs ?
Une réalité par seconde, c’est un film fragile, à ne pas mettre entre toutes les mains. Avec une liberté de ton artistique qui était une nécessité pour moi. Avec des risques à prendre, compliqué à monter, en autoproduction. Pour parler budget, celui de mes trois films est équivalent à celui de mon dernier court-métrage, L’oeil silencieux qui a reçu des aides de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Sur la fin, ça commence à me porter préjudice : je suis considéré comme un réalisateur trash underground.
Je pense aussi que le cinéma s’est assagi. Qui referait un Taxi Driver, aujourd’hui ? Heureusement, j’ai la chance que le Cinéma Nova croit en mes films. Qu’ils soient programmés tous les trois en même temps, c’est inouï à l’heure où, pour arriver au public, il faut passer par un système d’exploitation et médiatique loin d’être accessible. D’autant que c’est la fin de quelque chose, je veux passer à d’autres types de films, changer de genre.
Cette trilogie bénéficiera d’un coffret DVD, financé par crowdfunding.
Pour qu’elle puisse réexister. On peut faire un tas de choses, vous savez, mais si on ne perce pas le nuage qui existe entre le réalisateur et le public… C’est une nouvelle étape. On y a mis plein de bonus, des courts-métrages.
Vous faites partie du collectif Okayss. Vous nous expliquez ?
Cette année, nous fêtons nos dix ans. C’est une sorte de laboratoire de travail, le plus ouvert qui soit. Nous avons travaillé avec plein de gens différents, de secteurs variés. Peu importe l’expérience, nous grandissons ensemble, nous avançons, nous tenons bon. Aujourd’hui, notre travail se décline en films, courts-métrages, clips… Nous sommes très fiers. Alors que je suis sur le point de partir dans une autre direction, je ne sais pas si je continuerai avec eux, on verra, je ne veux pas me laisser emprisonner en tout cas.
Et votre court-métrage, L’oeil silencieux ? (dont Wim Willaert nous parlait, il y a quelques jours)
Quelle euphorie ! Qu’il soit pris dans plein de festivals, c’est une chose. Mais qu’il remporte en plus des prix comme le Méliès d’argent et le grand prix au BIFF, le Méliès d’or au LIFF sans oublier une présélection pour les Magritte 2017, c’est dingue. C’est un film fantastique. Dans le rôle principal, on retrouve Wim Willaert. Wim, il est grand dans son humanité, très naturel. On s’est tout de suite compris. C’est la première fois qu’il allait aussi loin, m’a-t-il dit. Dès que j’ai la possibilité de retourner avec lui, j’y vais. C’est une machine de guerre, il est si généreux.
Pourquoi avoir choisi, Wim ?
Sur base d’une photo vue sur le net. Quelle gueule. Et pourtant, il est capable de retenue, avec un côté très anglo-saxon. Il est moins cérébral, plus instinctif, il passe beaucoup par le corps.
La suite, quelle est-elle ?
Je vais poursuivre dans la foulée de L’oeil silencieux. Un long-métrage fantastique dont j’espère lancer les hostilités en 2017. J’ai envie de sortir des sentiers battus de ce qui se fait en France.
Vous vous sentez à votre place dans le cinéma belge ?
La nomination aux Magritte n’est qu’un signe avant-coureur, il va falloir qu’il fasse avec moi (rires).
La trilogie « Parabola – Le repas du singe – Une réalité par seconde » sera à l’affiche du Cinéma Nova tout ce mois de décembre. Plus d’infos ICI.
L’œil silencieux sera encore projeté, ce 30 novembre dans le cadre de la Nuit du court-métrage du Clap au cinéma Sauvenière à Liège. Infos ICI