Alors que Les Intranquilles viennent de recevoir un accueil triomphal sur la Croisette, entretien au long cours avec Joachim Lafosse, qui nous parle de ce projet éminemment personnel, et qui marque un tournant dans sa filmographie.
Quelles sont les origines du projet?
Cela vient de très loin. Je me souviens, j’étais à l’école de cinéma, à un cours de Thierry Michel, et nous devions proposer un sujet de film. A l’époque je rédige un synopsis d’une page, et c’est déjà, je crois, le scénario des Intranquilles. Je souhaitais alors en faire un documentaire, je voulais trouver des familles et des couples ayant connu cette situation.
J’ai l’impression d’avoir toujours tourné autour de cette histoire en fait. On peut faire des parallèles avec mes films précédents, par exemple avec le père de Folie Privée, ou dans la profonde mélancolie du personnage de Muriel dans A perdre la raison.
Après Continuer, qui a été pour moi une déception, j’ai eu envie de tout recentrer, de revenir à des choses différentes, plus intimes. Ce n’est pas tant que Continuer n’était pas intime, le film aurait pu l’être. Mais ce n’est pas la tournure qu’ont pris les choses.
Quand je suis sorti de là, je me suis dit que je puisse travailler avec un entourage et des collaborateurs qui me permettent de retrouver cette intimité, tout en étant protégé.
Tout a donc (re)commencé quand j’ai rencontré Anton Iffland Stettner et Eva Kuperman. (Stenola Productions), qui ont pris le temps, pendant une après-midi de m’écouter, et à qui j’ai expliqué ce que je ne voulais plus, ce que je regrettais. La belle histoire commence là. Depuis ce jour-là, j’ai vraiment le sentiment que tout ce que je leur ai dit ce jour-là, ils ont su en prendre soin, et m’aider pour que cela puisse exister. La nécessité de prendre le temps d’écrire, de travailler avec des gens prêts à prendre ce temps, justement.
Ce calme, cette tranquillité étaient absolument nécessaire pour faire un film qui justement décrit l’absence totale d’apaisement.
Vous avez écrit le film avec de nombreux co-scénaristes?
J’ai commencé à écrire le film avec Juliette Goudot. J’ai mis à plat à ce moment-là ce qui n’était pas encore vraiment un scénario, mais plutôt un récit, très autobiographique. Juliette n’a pas pu continuer l’écriture pour des raisons professionnelles, et j’ai repris le projet avec Anne-Lise Morin. Là on a commencé à scénariser le projet. Anne-Lise a son tour a dû rejoindre l’écriture d’une autre série, et c’est François Pirot qui a pris le relai à ce moment-là.
Puis sont arrivées Chloé Leonil et Lou du Pontavice, qui m’ont accompagné un peu plus longtemps. Elles ont notamment contribué à soutenir le personnage de Leila, à apporter une regard féminin sur elle. Elles m’ont aidé à amener force et vitalité au personnage.
Contrairement à ce que j’ai pu montrer dans Elève Libre ou A perdre la raison, ici on ne parle pas de lien pervers. La question qui se pose dans le scénario, c’est celle de la rencontre amoureuse. J’ai l’impression que le film se termine sur cette question d’ailleurs. A partir du moment où un personnage est capable de formuler: Je crois, je sais que je suis comme ça, je peux faire attention, mais je ne peux pas te promettre d’être un autre ou de guérir, on peut imaginer qu’il va essayer. Il a l’honnêteté de mettre Leila face à son choix, sans que ce soit culpabilisant. Et je pense que pour qu’il y ait une rencontre amoureuse, il faut qu’ils acceptent tous les deux la situation.
Mais j’ai aussi écrit ce film avec Damien et Leila. Pour la fin par exemple, je leur avais dit que rien n’était fixé, qu’elle s’écrirait en se nourrissant de tout ce qu’on avait vécu pendant le tournage. Jusqu’à une heure de la scène finale, j’avais une page et demie de dialogues. Damien et Leila jouaient, essayaient, mais tout sonnait faux. On s’est arrêtés, on a discuté, et puis on a changé les dialogues.
Le film s’est écrit très intuitivement, nourri du travail avec les acteurs. Je ne suis pas sûr que c’est une expérience que je souhaite reproduire, mais c’était ce qu’il fallait pour ce film-là.
Des comédiens impliqués d’ailleurs au point de porter leur nom dans le film.
Dans le scénario, ils avaient d’autres prénoms. Mais on a eu la chance de pouvoir faire 15 jours de répétition dans le décor, terminé. On a poussé l’écriture plus loin lors de ces répétitions, et au bout de quelques jours, j’ai proposé de garder les prénoms. C’est un beau cadeau qu’ils m’ont fait, accepter de garder leur prénom.
Pendant les répétitions, j’ai senti que toute la dimension autobiographique s’éloignait. Et ça m’a soudain permis d’être en empathie, d’avoir une vraie intimité avec le personnage de la maman. J’ai pu aimer Leïla, ne pas être fâché sur elle, la comprendre. J’ai pu m’expliquer 1000 choses très apaisantes, et même chose pour Damien. C’est arrivé au moment où je les ai vus s’emparer du film, et où ils l’ont amené, bien heureusement, ailleurs que dans ma petite histoire.
Quand la peinture aussi est arrivée dans le scénario, cela m’a permis de prendre de la distance. Mon père était photographe, et au début, le personnage était photographe.
Plus que sur la bipolarité, le film traite de la défaillance dans le couple.
Tout à fait, pour moi, ce n’est pas la bipolarité le sujet du film. On a fait pas mal de projections, et plein de gens viennent me dire qu’ils se sont retrouvés dans le film, l’un parce que son mari était alcoolique, l’autre parce que sa femme a eu un cancer.
Je ne suis pas bipolaire, mais adulte, j’ai pu sentir que j’étais défaillant moi aussi, que j’étais en faute, que j’étais celui qui dévissait, que je n’étais pas à la hauteur, et que ma faille venait nuire au couple. Qu’est-ce qu’on fait alors? Est-ce qu’on a honte, on a peur, on fuit et on détruit tout, ou est-ce qu’on essaye de prendre ses responsabilités, et de prendre part à la résolution du problème en laissant l’autre décider, sans chercher de coupable? Je pense que ça, tout le monde a pu le vivre.
Dès lors que l’on s’engage dans une rencontre amoureuse, on peut être quasiment sûr qu’il y aura une défaillance, car l’autre ne ressemble jamais à ce qu’on attend. Il y a toujours défaillance ou déception, à un moment, et ce moment est fondamental. Pour moi, les histoires qui tiennent, les couples dont on peut dire qu’ils ont vécu une rencontre amoureuse, sont ceux qui ont survécu à un moment comme celui-là. Avant ça, on parle de passion, de lune de miel. Pas de rencontre amoureuse.
Ce que j’ai essayé de filmer, c’est ce moment où l’on comprend que l’autre ne sera pas là où on l’attend. Dans ces cas-là qu’est-ce qu’on fait, on rompt ou on continue?
Leila se demande si elle peut être plusieurs personnes à la fois dans la couple, la femme, la mère, l’infirmière, la surveillante…
Je ne pense pas qu’elle puisse être tout ça… Elle l’exprime d’ailleurs, elle lui dit qu’il ne la regarde plus. Ce qu’elle veut lui dire, c’est qu’elle n’est plus sa femme, elle n’est plus son amante. Elle est devenue autre chose. Et c’est évidemment intenable. La maladie prend tellement de place qu’ils s’y oublient, et pas seulement Damien, Leila aussi.
Ici, on est loin d’une emprise où un pervers narcissique dominerait le couple. C’est presque plus sournois, parce que ça se construit au nom de l’amour. Et en son nom se crée cette immense faille, quand Leïla s’oublie dans la gestion du couple.
Ce qui m’apaise le plus avec ce film, c’est d’avoir réussi à faire dire au personnage masculin, auquel je m’identifie: J’ai ma part de responsabilité, et je dois être vigilant, s’il y a débordement, ce sera de ma faute, mais je ne peux pas être un autre. Et il faut être fort, pour assumer cette responsabilité, et libérer l’autre.
Parce que quand l’autre s’en va, on peut s’effondrer, se dire qu’on n’est pas aimable. Mais si on s’effondre quand l’autre s’en va, c’est qu’il y a un autre problème.
Le film pose la question de l’équilibre, entre Leila qui est sur investie dans le couple et le soutien, quand Damien semble s’en absenter. Il y a d’ailleurs une scène clé, où Damien refuse physiquement de soutenir Leila, en se retirant quand elle s’appuie sur lui.
Oui, c’est vraiment un geste qui cristallise ce moment de leur relation. Pourquoi il lui refuse son soutien alors qu’elle l’a elle soutenu si longtemps? Pourquoi il ne l’autorise pas à se poser sur lui? Il va lui falloir tout le film pour qu’il commence à comprendre…
A vrai dire, je trouve ça toujours compliqué, voire dangereux de commenter mes propres films… En fait, je fais des films comme des petits meubles où les gens peuvent venir déposer leurs histoires familiales avec pudeur et sans avoir besoins de parler d’eux.
Il y a deux scènes de danse qui se font écho dans le film, la première entre le couple, la deuxième, où Leila se retrouve.
C’est tout à fait ça, il est fondamental pour Leila qu’elle se pose la question de sa présence dans le couple. Si elle ne se la posait pas, ce serait mortel. Au départ dans le scénario, elle dansait avec un autre homme, mais c’était important en fait qu’elle se retrouve elle-même, seule. Elle doit trouver son plaisir seule, sans dépendre de l’autre.
On peut aussi se demander pourquoi elle choisit de vivre avec un homme dont il faut autant s’occuper, ce n’est pas forcément innocent de sa part. Peut-être qu’elle n’a pas suffisamment compris qu’elle pouvait vivre seule, ou pour elle-même. Etre dans un plaisir solitaire lui permet de se poser la question de son engagement auprès de lui. Parce que finalement, il n’y a pas d’engagement si c’est de la dépendance.
Cette scène de danse fait également écho aux scènes où Damien est en train de peindre.
Oui, c’est là que chacun trouve sa liberté. Il fallait que Leila ait aussi son espace de liberté. La peinture n’a pas plus de valeur que la danse à cet égard, et on a évidemment tourné ces deux scènes de la même manière, dans cette même proximité.
Peut-être d’ailleurs que parfois Damien ferait mieux d’aller danser plutôt que de peindre.
Pourquoi avoir choisi un peintre?
Je suis fasciné par les peintres, et notamment par le talent de Piet Raemdonck, qui est l’auteur des toiles du film, même si c’est bien Damien que l’on voit peindre. C’est pour cela aussi que je me suis tourné vers Damien, il est lui-même peintre, a fait les Beaux-Arts. C’est un univers qui lui parle beaucoup, comme à moi. Nous, les cinéastes, sommes très protégés quand on fait des films, souvent on est subventionnés, on reçoit des soutiens. Mais les peintres eux n’ont rien. S’ils ne vendent pas leurs toiles, ils ne mangent pas. C’est un stress très prégnant.
En fait au moment quand j’ai envoyé le scénario à Damien, le personnage était encore photographe. Et c’est au coeurs de nos discussions que se fait la bascule. Je crois que je n’osais pas faire de Damien un peintre car je craignais que cela ne fasse trop penser au grand peintre français Gérard Garouste, lui-même bipolaire, et qui a écrit une autobiographie qui s’appelle L’Intranquille.
Finalement on s’est autorisé à prendre ça à Garouste. On lui a d’ailleurs montré le film il y a quelques semaines…
Ce personnage de peintre atteint d’une forme de psychose, est-ce que ça parle aussi du lien entre l’art et la folie?
Absolument. Je pense que la différence entre mon père et moi, c’est que lui on ne l’a pas encouragé à être artiste. Et moi je sens bien que j’aurais pu vriller mais on m’a tellement autorisé à m’emparer de la fiction et à découvrir que c’était un espace de liberté où déposer toutes les intranquillités, que je sens que cela m’a sérieusement apaisé. Je dispose de cet espace, quand je sens que quelque chose me perturbe, je me réfugie dans la fiction.
Une chanson de Clara Lucciani dit: « On n’épouse pas un chanteur ». Mais est-ce qu’on peut épouser un peintre?
Disons qu’on ne peut pas épouser un artiste, mais qu’on peut vivre avec lui. Je crois que c’est ce que dit la chanson en fait, et le film. A condition qu’on ne soit pas amoureux du peintre. Derrière l’artiste, il y a aussi un homme ou une femme avec des failles. Le tout à condition aussi que l’artiste ne prenne pas trop de place.
Peut-on être dans le lien avec un artiste? Bien sûr que oui. Mais c’est compliqué. Après, la difficulté existentielle à être dans le couple, ce n’est pas forcément lié à l’art, c’est lié à une histoire familiale, à une éducation, à des traumas. Je pense même que l’art peut amener à la rencontre.
La peinture est sujet idéal de cinéma? Ici, l’engagement physique du peintre est souligné, on l’entend notamment beaucoup.
Effectivement, la photo, c’est une autre affaire, le clic du photographe, le développement dans le labo dans le noir, ce n’est pas très cinématographique. Par contre, la peinture est extrêmement cinégénique. C’est fascinant pour un cinéaste de filmer la peinture.
On en revient au parallèle avec la scène de danse de Leïla. Il n’y a pas de peinture juste si Damien n’est pas physiquement présent dans son art. C’est totalement archaïque et pulsionnel. Peindre, danser, tourner, c’est aller chercher un sentiment océanique, ne faire plus qu’un. Ce qui n’est pas forcément une réalité, mais en tous cas une sensation.
Vous parlez d’un film moins âpre que les précédents, comment, et pourquoi?
Je crois que c’est quelque chose que je souhaitais sans forcément savoir comment le réaliser, et que c’est vraiment Damien et Leïla qui m’ont pris par la main pour y arriver. Je suis, tout à fait platoniquement, tombé amoureux de Leïla, et notamment de son engagement, sa capacité à accepter les kilos de trop au moment du tournage, et à assumer sa sensualité. C’est un exercice vraiment compliqué pour une actrice. Qu’elle l’ait accepté, c’est vraiment très précieux.
On a eu un moment de crise avant le début du tournage, mais on l’a traversé sans encombres. Les limites de nos engagements respectifs se posaient, et on y a répondu d’une façon qui nous a permis de nous rencontrer encore mieux. Et ça se sent dans le film je crois, on y était ensemble. Je crois que je n’avais jamais filmé une femme qui danse comme ça, et j’étais heureux de pouvoir le voir.
Comme les films précédents, celui-ci parle des limites. Pensez-vous avoir réussi à cristalliser quelque chose avec ce film-là?
Ce que j’aime bien, c’est de ne pas l’avoir formulé. Avec tous les autres films, je le formalisais, je l’intellectualisais. Ici, ça s’incarne, c’est moins dogmatique, moins intellectuel. Ce n’est pas moi, réalisateur, qui pose la question, ce sont les personnages.
Pourquoi avoir intégré des masques dans le quotidien des personnages?
Pour avoir discuter avec des psychiatres, il apparait que le confinement a intensifié les épisodes de phases maniaques chez les patients. Je trouvais intéressant de situer cette histoire dans le contexte que nous avons tous vécu.
D’autant que c’est un huis clos, et que ce confinement, pour beaucoup, était un huis clos. La question des limites s’est sérieusement posé dans nos ménages, dans nos familles! Comment trouver des instants de respiration dans la cohabitation.
Et puis j’aime bien que le film soit ancré dans une époque. Le cinéma américain des années septante, ou le cinéma de Sautet marquent des époques.
Que représente cette sélection à Cannes en Compétition, c’est une consécration ultime?
Oui, évidemment! Mais il y a une chose qui m’embête un peu… C’est quelque chose, la Compétition, que j’ai vraiment pu espérer pour mes films précédents. Et ce qui m’étonne, c’est que maintenant, tout le monde me pose la question des prix, comme si être dans les 24, ce n’était pas assez bien. La pression ne s’arrête jamais en fait. Ca reste quand même étrange, de comparer des cinéastes, de les classer. Ca n’existe pas vraiment en peinture. C’est un peu absurde, donc souvent mieux vaut en rire. C’est l’un des arts où la compétition est la plus forte…
Mais au final, ça reste un bonheur énorme d’être en Compétition, et c’est une façon incroyable de saluer le travail de l’équipe. Surtout dans ces conditions, cette première collaboration avec Stenola. Quelle récompense.
Quels sont vos projets?
J’ai pendant longtemps préparé un film avec Thomas Van Zuylen, Le Fils de la loi. Je viens de le reprendre en co-écriture avec Sarah Chiche, Camille Kouchner et Pablo Guarise. Cela tourne autour de la question du silence dans des situations d’inceste.