Rencontre avec la cinéaste Jessica Woodworth à propos de son nouveau film, Luka, qui sort aujourd’hui en Belgique.
Quelles sont les origines de ce projet, et à quand remonte votre découverte du roman de Buzzati, Le Désert des Tartares?
J’ai étudié la littérature italienne à l’université. C’est un livre qui m’a longtemps habitée. Un livre qui entre dans votre corps, qui tourne, qui trébuche, qui se cache puis se révèle. Il a quelque chose de très universel, malgré l’abstraction.
Comment est venue l’idée de l’adapter?
Entre King of the Belgians et The Barefoot Emperor, j’avais un peu de temps devant moi, alors je me suis inscrite au Torino Film Lab, qui accompagne le processus d’adaptation littéraire. Pour moi c’était une évidence, c’était ce livre. Ne manquait plus que l’accord de la famille! Je leur ai expliqué que ce n’était pas une adaptation littérale, mais inspirée, que je souhaitais faire, et cela les a convaincus. Dès le début, je savais que je voulais transposer l’histoire dans un futur lointain, post-apocalyptique, que ce soit en noir et blanc, et que ça se tourne en Arménie. Le livre se déroule sur 30 ans, je voulais une période plus courte. Et je voulais aussi modifier la fin. Je voulais quelque chose de plus mystérieux, avec des questions plus ouvertes, et plus d’espoir.
Comment avez-vous travaillé avec les comédiens pour imaginer les personnages ?
Nous avons travaillé très tôt ensemble, pour trouver des dynamiques, et identifier les relations entre les personnages. C’est ce que je fais, pour tous mes films, le travail de terrain est primordial pour moi. On a fait beaucoup de recherches sur le plan physique, quel degré d’intimité, de sensualité entre ces hommes, notamment Luka et Constantine? L’un des défis, c’était de doser ce qu’il fallait dévoiler, et ce qu’il fallait suggérer.
La forteresse est aussi un personnage du film…
Je devais tourner au départ en Arménie, j’avais repéré des lieux incroyables, une mine de sel, un centre de recherche cosmique. Et puis sont arrivés le Covid, et la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaidjan. On s’est retourné vers l’Italie et la Sicile, où on a trouvé d’autres lieux incroyables, une digue jamais terminée. Et puis l’Etna, ce volcan grondant au loin, très vivant, qui est devenu notre Nord. C’est un lieu effrayant, qui anime les personnages. Ces lieux m’évoquaient le contexte post-apocalyptique d’un monde qui se serait auto-détruit, probablement à cause de l’homme, sans que jamais on l’explicite.
Comment avez-vous travaillé sur l’incarnation des personnages, au sein de ce décor assez abstrait et imposant?
Il y a ce que l’on veut dévoiler, et ce que l’on veut suggérer… C’est très exigeant, je trouve, de demander à des comédiens d’imaginer comment on se meut, comment on se comporte dans un contexte tellement éloigné du leur, comment rendre ça authentique, et pas trop abstrait. C’est pour ça aussi que l’on a filmé très proche de corps, de façon très fluide, en créant une sorte de danse entre la caméra et les acteurs. Je répétais sans cesse à ma cheffe opératrice Virginie Surdej: « Il faut que ça respire! » On a tourné en pellicule, mais en 16mm. L’avantage par rapport au 35, c’est que l’on peut bouger plus facilement. Toutes les répétitions se sont faites en mouvement. On leur a laissé vivre les scènes pleinement.
Leurs corps sont tellement remplis de force et d’envie, alors qu’il n’y a pas de guerre, rien. Il faut faire surgir et sortir toute cette énergie, évacuer les désirs volcaniques qui résident en nous. J’ai beaucoup travaillé notamment avec Sam Louwyck, qui est également chorégraphe en plus d’être comédien. On a fait des ateliers de danse avec lui en Belgique. C’était un peu comme sculpter. Chercher beaucoup, rassembler beaucoup de matière, et puis purger, épurer.
On a l’impression qu’ils racontent une histoire avec leurs corps qu’ils ne peuvent raconter avec des mots. Ils semblent prisonniers d’un mythe fondateur, que Luka va déconstruire peu à peu?
Ils vivent dans le mythe d’un ennemi qui n’existe pas, d’une guerre qu’on attend. Il n’y a pas de place pour se raconter d’autres récits.
C’est un motif classique dans l’Histoire, quand on commence à poser des questions, c’est là que vient le trouble, le danger. On déstabilise le système. C’est un premier pas vers l’inconnu, avant même d’envisager la liberté. Sans cette illusion, ils n’ont plus rien. La peur est une arme pour les garder dans leur aveuglement, la fatigue et le travail aussi, qui ne laissent pas de place pour le questionnement.
Quel était le plus grand défi pour vous?
C’était de filmer l’attente! de filmer l’attente en fait. L’histoire, ce sont des gens qui attendent, quelque chose qui n’arrive pas. Au cinéma, c’est un défi. Alors on raconte les corps, les amitiés, les relations qui se nouent. L‘un des personnages principaux du film, c’est le temps. Et dans les premières versions du scénario, il y avait 30, 40, 50 fois: « Il regarde l’horizon » (rires). Mon travail en temps que cinéaste a été de sculpter le temps.
Le livre a été écrit il y a 70 ans, le film se passe dans un futur lointain, qu’est-ce qu’il dit d’aujourd’hui?
On est cerné d’urgences, environnementales déjà. Il y a une angoisse collective sur le destin de la planète. La catastrophe climatique, l’absurdité des guerres qui ont encore lieu aujourd’hui, la posture militaire et ce besoin d’avoir un ennemi. On n’a l’impression que l’on n’a rien appris, parfois.