Nous avons rencontré les frères Dardenne à quelques jours du Festival de Cannes pour parler de leur nouveau film, Le Jeune Ahmed, avec lequel il participe pour la 9e fois au Festival de Cannes. Un film fort et percutant, aussi audacieux que profondément humain, où ils se penchent sur un sujet sensible qu’il choisissent d’aborder par le prisme de l’enfance.
Pourquoi avoir choisi de vous confronter à ce sujet éminemment sensible?
Jean-Pierre Dardenne
Les attentats qui ont eu lieu en France et en Belgique ont été un déclencheur pour nous. S’ils n’avaient pas eu lieu, je ne pense pas que nous aurions aurait eu l’envie de raconter l’histoire d’un gamin qui s’appelle Ahmed. Mais nous avons ressenti le besoin de réagir face à ces évènements. Leur proximité géographique a été un vrai choc. On s’est demandé si l’on pourrait avoir quelque chose à dire sur tout ça à travers un film…
Qui est Ahmed?
Luc Dardenne
On a imaginé qu’Ahmed pourrait être un enfant. Notre propos n’allait pas être de montrer comment il s’était radicalisé, mais comment il allait se sortir de ça. Aborder la question du point de vue d’un enfant, nous permettait de montrer comment ce jeune cerveau et ce jeune corps peuvent être malléables, se faire endoctriner et mettre au pas pas un discours comme celui de l’imam. Un discours de pureté, qui souligne un idéal. Un idéal de haine certes, mais un idéal quand même, un absolu, qui le place au-dessus des autres. Il fait partie du groupe des purs, lui répète-t-on, et l’enfant croit à ça.
Si l’imam lui dit qu’il faut tuer les impurs, il lui demande pourquoi on ne le fait pas là, maintenant! L’enfant permet un rapport plus direct au discours, à sa force performative. On voulait filmer aussi comment il y échappe. Le spectateur peut voir deux mouvement qui se jouent, sur deux niveaux. Comment d’un côté l’esprit est prisonnier, et comment parallèlement le corps y échappe.
Le corps est encore dans la vie lui. Avec un enfant, il était possible que la vie l’emporte sur la mort. Parce que ce sont vraiment des idéologies de mort qu’on lui inculque.
Nous avons envisagé un moment que notre personnage soit plus âgé, mais on s’ennuyait beaucoup, c’était vraiment sinistre. Et on ne pouvait échapper à leurs discours moralisateurs, qui reposent sur des dichotomies basiques, le permis et l’interdit, le Paradis l’Enfer.
D’autant que des jeunes gens auraient eu des desseins plus noirs que ceux d’Ahmed
Luc Dardenne
Notre espoir, c’était de trouver une petite histoire qui résonne universellement. En voyant l’enfant, on voit aussi en lui le radicalisé de 18 ou 20 ans en puissance, incarné d’ailleurs ici par le cousin mort qui occupe sa tête et dont l’imam réanime le souvenir en lui montrant des images sur internet, en lui disant: « Lui, c’est un pur, c’est comme lui qu’il faut être ».
Ce culte des morts est terrible pour Ahmed.
Jean-Pierre Dardenne
On a pris le fait d’être fanatique au sérieux. Le fanatique n’écoute pas le monde extérieur, il dresse un mur, entre lui et le monde. Son seul but, c’est que les autres deviennent comme lui, à n’importe quel prix, souvent par la punition. Le mouvement du film, c’est d’essayer de faire en sorte que ce garçon retrouve « l’impureté » dont il veut se préserver, sans que ce ne soit trop benêt. Ce n’est pas juste un accident de la vie, Ahmed est profondément un fanatique.
Et ce n’est qu’à travers le corps qu’à un moment donné il revient sur terre. Les mots ne peuvent plus rien. La mort, ce n’est pas comme une piqûre de moustique, malgré ce que dit son cousin, et il faut qu’il y soit confronté, qu’il aille jusque là pour pouvoir sortir de cet envoûtement, de cet enchantement. De temps en temps, on se dit qu’il va basculer, mais il nous a semblé qu’il fallait aller jusqu’au bout de l’entêtement, de la passion d’Ahmed pour prendre le fanatisme vraiment au sérieux. Ce n’est pas un passe-temps pour lui, c’est beaucoup plus profond et intime.
ATTENTION SPOILER!
Il a soudain et malgré lui un rapport très corporel à la mort, même si on n’est pas sûr qu’il l’identifie, il a mal, il est impuissant, il ne peut plus bouger. C’est ça qui le fait paniquer, au point d’appeler sa mère au lieu d’appeler Allah. Le rapport à la mort, c’est la seule chose qui le bouleverse. On a cherché beaucoup de fins. On voulait arriver à le sortir de sa spirale mortifère. Le dernier plan, c’était un peu comme si il muait, comme s’il s’extrayait de sa peau et de son enchantement. Comme une renaissance dans la souffrance.
De nombreuses bienveillances se succèdent face à lui…
Luc Dardenne
Il fallait aller jusqu’au bout, avec chacun des personnages qui essaie de le sortir de son fanatisme. Parfois on sent que les choses frémissent. Avec la jeune fille par exemple, qui brise ses limites physiques, le touche.
Deux choses se mélangent: il se retrouve en état de péché, et en même temps il est fâché contre cette fille, parce qu’il perd une amie. Alors il fait une sorte de transfert de sa colère, et repart à l’attaque. On s’est dit, là, on tient la fin.
Il faut qu’il s’échappe, qu’il retrouve son autonomie d’aliéné. L’échappée dans les bois, on a voulu lui donner une dimension très physique, corporelle, d’où la course. Quand on écrivait, on s’est aperçu que contrairement à ce que l’on faisait dans nos autres films, on on n’arrivait pas à concevoir un personnage qui puisse aider Ahmed à devenir un autre. Il devait changer par lui-même. Rencontrer quelque chose. Et pour nous c’était la mort.
L’un des défis était aussi de maintenir la tension dramatique.
Jean-Pierre Dardenne
On l’avait sans cesse à l’esprit. Pourvu que le spectateur nous suive! On devait conserver cette tension entre l’impression qu’Ahmed est trop fermé pour dévier de son projet létal, et l’espoir pourtant qu’il ne le mène pas à exécution. Va-t-il changer, ou non? Il n’y a que des gens bienveillants autour de lui. Mais est-ce que ça va le changer?
On espérait que le spectateur ou la spectatrice se dise: j’espère qu’il va sans sortir.
Mais il faut dire aussi qu’en filmant un enfant, il y a des choses qui nous échappent à nous, et des choses qui lui échappent à lui. Ce n’est pas un acteur professionnel qui contrôle son corps et ses mouvements. Il se donne, et la caméra est là comme une sorte de vampire. On a été attentif à lui laisser cette liberté, à ce que tout ne soit pas maîtrisé, ni chez lui, ni chez nous. On ne voulait évidemment pas quelque chose de mortifère, mais filmer comment la vie peut reprendre le dessus. Les personnages adultes nous intéressent moins, on ne voulait pas passer plusieurs mois de notre vie avec des personnages adultes radicalisés. Mais avec ce gamin, ça oui.
Comment avez-vous travaillé avec le jeune comédien Idir Ben Addi?
Jean-Pierre Dardenne
Avec un enfant, on répète les scènes, mais de manière légère, et pas trop, pour qu’il garde de la spontanéité, que ça reste nouveau pour lui comme pour le personnage. Ce sont des répétitions un peu libres, qui nous servent à voir comment on va mettre en scène, et aux comédiens de perdre le mauvais stress, surtout celui d’avoir peur du ridicule. Il fallait aussi veiller à préserver sa maladresse.
Les enfants, on ne les dirige pas.
Luc Dardenne
Sinon on sent qu’il copie quelque chose.
Jean-Pierre Dardenne
Mais Idir avait un sens du rythme incroyable. Il était très fort. A un moment donné, on s’arrêtait et on le laissait faire, on le regardait.
Puis il s’amusait beaucoup, il prenait du plaisir à le faire, et heureusement, parce qu’avec 9 semaines de tournage, et 5 semaines de répétitions, c’est fatiguant physiquement et nerveusement. Le challenge, c’était qu’il continue à s’amuser. Qu’il ne s’arrête pas à un moment pour dire: « Et, attendez, je m’emmerde. »
C’était difficile d’aborder la question de la religion ?
Luc Dardenne
On l’a abordée à travers le corps. La religion dresse le corps du gamin à ne pas toucher l’autre, ne pas se laisser approcher. On s’est dit que la religion, c’était ça, le corps, et le livre, le rapport au livre. Le texte est toujours là. Il lui faut toujours se protéger du monde, de l’altérité, de ce qui pourrait le contaminer.
Comment voyez-vous les relations à court terme entre Netflix et le monde du cinéma?
Dans la vie culturelle, il y a des moments privilégiés pour la discussion, ce qui est le cas du Festival de Cannes. C’est là que va se jouer la question: peut-on faire de vrais films de cinéma comme celui de Cuaron, sans qu’il ne passe en salle? Là dessus, Cannes peut mettre la pression, dire : « Qu’est-ce qu’on fait? » On peut mettre la pression sur l’Europe, qui sait qu’il faut accepter ses plateformes, mais pas les laisser dicter la loi. Et il faut aussi discuter avec eux. Parce que finalement, si Roma passe en salle, ce n’est pas plus mal!
Ces discussions dans un cadre un peu festif où l’on célèbre le cinéma jouent un vrai rôle. Les gens mangent ensemble, discutent, boivent un verre, ça joue dans les négociations, ce n’est pas non plus une guerre de tranchées. Ce ne sont pas que des rapports juridiques, ce sont aussi des rapports humains. Mais je crois que Netflix va accepter, ils ne peuvent pas faire autrement…