Jamais de la vie : un film noir pour Gourmet

Menant sa carrière à son rythme, toujours fidèle à ses préoccupations, Pierre Jolivet reste aujourd’hui un des cinéastes français les plus sous-estimés qui soient. En est-il affecté? Pas certain…

Même s’il a rarement reçu les honneurs inconditionnels de la presse critique, même s’il n’a jamais remporté une récompense majeure, Jolivet tourne sans discontinuer depuis plus de vingt-cinq ans, sans jamais décevoir ceux qui le suivent assidûment. On n’est pas loin de penser que sa carrière est exemplaire.

 

En 12 longs métrages sortis sur grand écran (celui-ci est le 13e), il a connu deux gros succès : Je crois que je l’aime et Ma petite entreprise qui ont chacun réuni environ 850.000 spectateurs en France. Son échec le plus fracassant, son troisième film, A l’heure où les grands fauves vont boire n’a attiré que 8 263 spectateurs. Sa vitesse de croisière se situe en général autour des 250.000 tickets vendus. Correct, pour cet homme déterminé, talentueux et passionné qui a développé des univers très personnels et se situe hors des modes

 

 

Pierre Jolivet aime aborder les styles les plus divers et, de film en film, on ne sait jamais vraiment où l’attendre. Même s’il est efficace dans tous les domaines (comédie, polar, comédie romantique) qu’il aborde, il déroute un peu ceux qui adorent coller sur tous les individus de grandes étiquettes bien nettes.

Malgré tout, ceux qui le suivent de près le savent : Pierre Jolivet garde à travers tous ses films une vraie ligne directrice. Ses préoccupations sont essentiellement humanistes et sociales.
Qu’ils évoluent dans le registre de l’humour ou de la tension, ses personnages sont souvent confrontés à une condition inhumaine créée par un système qui broie les gens sans sourciller. Jolivet se range toujours du côté des faibles. Et c’est aussi pour cela qu’on l’aime tant.

 

 

Jamais de la vie s’inscrit totalement dans cette ligne directrice. Il en est même, en quelque sorte, la quintessence.

Cerise sur le gâteau, il exploite la veine du film noir dans toute sa radicalité et le point de vue d’un seul personnage: Franck, un gardien de nuit au statut précaire (roule sa) bosse dans un centre commercial de banlieue. C’est un ancien ouvrier spécialisé et délégué syndical, toujours prêt au combat. Aujourd’hui, le CDI qu’on lui proposera peut-être (sans augmentation) est la plus grande avancée sociale qu’il peut espérer. Il vit dans un studio un peu pourri dans un quartier « difficile » où il a ses habitudes.

Désenchanté, il s’ennuie : son passé sans doute un peu trouble est loin derrière lui et son avenir est définitivement bouché comme le lui précise un employé de Pôle Emploi qui calcule la misère qu’il recevra le jour de sa retraite. Une promesse de déroute.
Petit à petit, Franck est devenu le spectateur résigné de sa propre vie, une vie déglinguée de travailleur pauvre, à la merci du Système.

Une nuit, sur le parking du centre commercial qu’il surveille, il aperçoit un gros SUV sombre. Instinctivement, il sent que quelque chose de très louche se prépare…

Va-t-il laisser faire les choses ou tenter de s’immiscer dans la marche des événements qu’il pressent?  Et si ce hasard était pour lui l’occasion de reprendre sa vie en main?

Sa rencontre avec une conseillère de Pôle emploi aussi dans la dèche que lui, résignée, mais digne, le bouleverse. Alors Franck cogite : pourquoi devrait-on respecter les règles imposées par une société qui vous méprise et vous broie?

 

 

Franck c’est Olivier Gourmet et s’il y a d’autres comédiens au générique de ce merveilleux petit film noir très émouvant, il faut bien avouer qu’on ne voit quasi que lui de bout en bout. Pierre Jolivet a choisi l’option de le suivre. Lui et uniquement lui. Parfois face à des collègues, souvent seul.
Dire que l’acteur namurois signe là une prestation mémorable est largement en dessous de la vérité. Avec une densité digne de celle qu’il offrait dans le Fils ou dans L’Exercice de l’état, pour ne citer que deux films où il était déjà omniprésent, il occupe tout l’espace, grande carcasse taciturne, martyrisée par une vie sans pitié.
Avec ceux qu’il estime, il est d’une bienveillance rare : s’il passe ses journées entre deux nuits de garde à réparer des objets jetés aux poubelles, c’est pour s’occuper, mais également pour les refiler en état de marche à ceux qui en ont besoin sans prendre un seul cent de commission.
L’ambiance durant la première moitié du film est clairement dardenienne, merveilleusement dardenienne, si ce n’est quelques notes de musique qu’on ne retrouverait pas chez les frères, mais qui confère au film un petit air de western.
Jolivet et Gourmet y dépeignent avec minutie un destin solitaire, désespéré dans le sens le plus fondamental du terme.

 

 

 

Sur un pitch aussi radical, un film sur trois nous plongerait dans l’ennui. Un autre ne résisterait pas à la tentation de l’exercice de style, tape à l’œil.

Jamais de la vie opte pour la troisième option: celle d’une œuvre cohérente, mais tendue comme une corde de violoncelle, captivante, parsemée de détails qui font mouche, de petits moments qui émeuvent sans ostentation.
Dépeindre l’ennui est une des choses les plus risquées au cinéma: ici, l’attention (la tension) jamais ne se relâche. Le scénario qui ne s’embarrasse d’aucune circonvolution, pare constamment au plus pressé et n’utilise les rares temps morts que pour augmenter la pression sur Franck l’instant suivant.

Si Jolivet cultive l’économie de moyens, il maîtrise parfaitement son sujet. Trente ans de mise en scène lui permettent d’éviter tous les écueils avec une classe qui force le respect.

 

 

Comme toujours, sa direction d’acteurs est éblouissante: la sobriété de Valérie Bonneton touchante comme rarement, la morgue menaçante de Nader Boussandel (qu’Olivier vient tout juste de croiser dans La Marche de Nabil Ben Yadir), la bienveillance naïve de Marc Zinga, la réserve de Thierry Hancisse se matérialisent en quelques scènes. Le casting (avec également Bénabar et Julie Ferrier) est parfait et surprenant, sans être tapageur.
Comme dans tout bon film noir qui est aussi une tragédie, la marche du héros solitaire vers les abysses semble inéluctable. Sans avenir, sans possibilité de s’en sortir, chacun n’a d’autre choix que de sombrer ou de quitter la voie tracée par la société.
Mais au-delà de cette perspective, Jamais de la vie réserve au spectateur une ultime pirouette qui nous laisse pantelants lorsque surgit le générique. Les larmes aux yeux.
Réussite totale.

 

 

Découvert au Festival international du film d’Amour de Mons, Le film coproduit par Panache et la compagnie cinématographique sera distribué par Anga Distribution le 29 avril. Notez déjà ce rendez-vous dans vos agendas !

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