A l’occasion de la sortie en salle de Ni juge ni soumise, variation format cinéma de l’émission Strip Tease, nous avons rencontré les deux réalisateurs, Yves Hinant et Jean Libon. Ils nous expliquent pourquoi ils sont passés au cinéma, comment ils ont pu entrer dans une salle d’audience, et leur vision du cinéma et des films.
Comment obtenir l’accord des gens pour les filmer dans des moments aussi tragiques?
Yves Hinant
Ca nous semble naturel, les interventions de tous ces gens. Jean dit depuis le début que les films où on sent la douleur, la complexité, la difficulté, c’est que c’est raté. Que ce soit dans ce film, ou dans Strip Tease en général, les meilleurs sujets ce sont les sujets qui coulent d’eux-mêmes. Les meilleurs films, ce sont ceux où le réalisateur peut disparaître, quand l’histoire est tellement forte en elle-même, qu’il n’y a pas besoin de consignes de réalisation.
La caméra est présente, mais n’interfère pas par rapport à des personnes dont la liberté est en jeu. Dans la dernière scène sur l’infanticide, je n’étais pas dans le bureau. Ca a été très difficile d’obtenir l’autorisation des personnes en amont pour cette scène. Ce qui était le plus surprenant finalement, c’était de voir sortir le caméraman, le preneur de son, la juge, la stagiaire, tous disant: « Wow, il s’est passé quelque chose… ». Le documentaire c’est ça, plutôt que d’avoir des réalisateurs qui travaillent tellement bien qu’à force de fabriquer la vision de ce qu’ils veulent montrer, ils n’arrivent plus à montrer la réalité.
Combien de temps a duré le tournage?
Jean Libon
Ca duré 3 ans. Quand on dit 3 ans, ce n’est pas 3 ans de tournage tous les jours évidemment. La juge a entre 20 et 25 jours de garde par an. On l’a suivie à cette occasion. Sur 3 ans, on a tourné 72 jours. Certains jours on venait, il ne se passait rien, certains jours ont été annulés… 72 jours de tournage pour 1h40 de documentaire, c’est assez classique. A part les autorisations, que Yves a dû réclamer en amont, finalement c’était un film assez facile à monter et à fabriquer. La technique était bien au point par rapport aux situations vécues. La difficulté, ce sont les relations avec les gens qu’on filme. Mais eux sont dans le bureau de la juge, et sont sur le point d’apprendre s’ils vont ou pas aller en prison. Ce qu’ils vivent est plus important que de donner ou pas l’autorisation de filmer.
Yves Hinant
Cela fait 20 ans qu’on travaille ensemble. Dans le cinéma documentaire, même si moi je préfère parler de film, et pas de documentaire, ce qui est embêtant, c’est ce que j’appelle les « albums à colorier », des projets qu’on remet à des commissions, où on décrit des situations qu’on ne connait pas, il va y avoir un peu de vert, un peu de rouge, on est obligé de colorier l’album avant même de faire le film pour pouvoir le vendre. Alors on va essayer, c’est un effet pervers, de faire en sorte que le film ressemble à l’album pré-colorié. Dans le type de configuration de Ni juge ni soumise, les meilleures séquences, ce sont celles où l’on ne voit pas où on va aller, où l’on vit des ruptures par rapport à ce que l’on avait imaginé. De la même manière pour la juge, les séquences qu’on a gardées, ce sont celles où la juge découvre quelque chose auquel elle ne s’attendait pas. Ce qui nous intéresse, c’est quand il y a un petit grain de sable dans le processus ou dans la réflexion.
Jean Libon
On cherche le décalage, à surprendre le spectateur. Si c’est pour conforter une image qu’on a déjà, ce n’est pas très intéressant de faire un film. On a la prétention, ou peut-être la faiblesse, de croire que quand on voit nos films, les gens passent de mauvaises nuits après. C’est plutôt bien, c’est que ça les pousse à réfléchir. Ce que j’adore, c’est quand la moitié de la salle est pour, et l’autre est contre.
Passer sur grand écran, ça change quelque chose?
Jean Libon
On a eu une paix royale! Et puis Strip Tease, on sait faire! La différence ici, c’est qu’il fallait trouver un fil rouge. Et puis il fallait durer 1h40 avec une seule histoire. Moi j’adore les films à sketch, mais en règle générale, c’est proscrit. On avait la matière pour 3h30, mais il faut une durée qui se prête à l’exploitation cinématographique.
Mais moi le tuyau je m’en fous, télé, cinéma… Aujourd’hui on me dit que si on venait avec Strip Tease, personne ne le prendrait parce que la télé est trop formatée et que la télé-réalité est passée par là. Mais les réactions qu’on a en France et en Belgique de gens heureux du retour de Strip Tease, ça m’étonne moi-même. Alors que quand l’émission a été retirée de l’antenne il y a 4 ans, personne n’a bougé!
Yves Hinant
C’est une écriture, celle de Strip Tease, qui fonctionne particulièrement bien. Les pays non francophones la découvrent avec Ni juge ni soumise, et ça cartonne. Jean est un fondu de cinéma, il voit tout, il y va tous les jours. Il tenait à ce fil rouge, à cette structure de cinéma. Moi ce qui m’ennuie, c’est la dichotomie entre fiction et documentaire. A San Sebastian pour la première du film, le directeur qui est quelqu’un d’intelligent, n’a pas mis le film dans une catégorie. Il l’a mis en compétition sans rien dire. Et Anne Gruwez, la juge, a obtenu une mention au Prix d’interprétation. Ca montre à quel point c’est logique d’arrêter de mettre les films dans des cases. Il faut laisser les gens se faire leur avis. Les films militants, je m’en méfie de plus en plus. Les réalisateurs qui endossent une cause, ça empêche de voir l’étendue du réel. Quand on tournait, j’ai adoré quand Jean me disait : « Comment ça s’est passé? », et que je lui disais juste « Regarde ». Le malin plaisir de la surprise.
Jean Libon
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Anne Gruwez a des filtres. Elle est moins elle-même dans le film que dans la réalité, même si elle y apparaît assez cash. Quand on fait une fiction, la première chose à faire, c’est le casting. Ici c’est pareil. Il nous fallait un bon personnage. On n’aurait pas fait le film avec une juge inodore, incolore et invisible.
L’un des marqueurs forts de Strip Tease, c’est peut-être l’humour comme politesse du désespoir?
Jean Libon
Moi au cours de ma carrière, j’ai déjà dû marcher sur des cadavres, et ben forcément le soir, mieux vaut en rigoler. C’est une décompensation. En général, les documentaires c’est chiant, ça n’a aucun humour. Mais nous on a fait un film avec lequel on vise 50 millions de spectateurs! Les Ch’tis peuvent aller se rhabiller avec leurs 22 millions. Il faut que ça marche. L’humour fait partie de la vie. Moi je veux rire de tout avec tout le monde. A l’époque actuelle, on peut plus rire avec personne.
Yves Hinant
On n’a pas rajouté de rires dans la bande son. Heureusement que parfois on rit, heureusement que l’humour et le tragique se côtoient. Le mécanisme du rire est un accélérateur d’histoire et d’émotion. Ce n’est évidemment pas de la moquerie. Le rire nous rapproche de ce qu’on voit, et le temps passe plus vite. Le cinéma sérieux, sans un zeste d’humour, c’est quand même inquiétant. On n’a rien ajouté, la vie est comme ça! Ce qui est drôle, c’est que certains journalistes moralisateurs nous disent: j’ai peur que le spectateur ne comprenne pas. Il y a un côté infantilisant du public qui est insupportable. Nous, on parie sur l’intelligence du public. On donne à voir des choses simples, un monde de plus en plus méconnu. Il y a un truc qui m’angoisse dans le monde du cinéma, c’est la culture du compromis. Moi j’aime pas ceci, moi j’aime pas cela… Nous on a eu une paix royale, c’est ça qui nous a aidés à faire un film qui se tient.
Et c’est aussi une fenêtre ouverte sur la société…
Jean Libon
Strip Tease a été créé pour ça à la base. Dès 1985, moi je disais que c’était la comédie humaine! Je me disais à l’époque qu’un sociologue ou un ethnologue de l’an 3000 qui viendrait étudier l’air du temps, et bien il pourrait regarder Strip Tease!
Yves Hinant
C’est aussi pour cela que nous avons choisi ce personnage de la juge, pour découvrir un monde qu’on ne connaît pas. On a fait le pari avec Anne Gruwez qu’elle nous étonne dans ce film, et je crois que c’est un pari réussi.