« Grave », méchamment mortel

Tourné il y a quelques mois dans la région de Liège, présenté en mai dernier à la Semaine de la Critique à Cannes (où il a reçu le Prix FIPRESCI), Grave, le 1er film (franco-belge donc) de Julia Ducournau débarque précédé d’une rumeur alléchante, et d’une attente à la hauteur. Et de fait, si le film est à la hauteur de son pitch imparable (une jeune étudiante vétérinaire et végétarienne devient brutalement cannibale suite à un bizutage un peu sanguinolent), voilà de quoi se pourlécher les babines, non?

 

Justine est une enfant précoce. Enfin, une enfant, plutôt une jeune fille. Une jeune fille pas tout à fait en fleur, mais sur le point d’éclore. Elle s’apprête à intégrer la faculté de médecine vétérinaire, où sa grande soeur étudie déjà. A peine arrivée, Justine plonge dans le grand bain de la fac, celui du baptême, une institution, un passage obligé ou presque qui voit les étudiants de première année contraints de se prêter aux injonctions souvent humiliantes de leurs aînés, des injonctions qui tournent le plus souvent autour de la chair: la leur, qu’ils sont forcés d’exposer, ou celles des animaux, qu’ils sont forcés de dévorer. Seulement voilà, Justine est végétarienne depuis sa plus tendre enfance, et à sa grande stupéfaction, sa soeur, elle aussi végétarienne, semble se prêter au jeu de la dégustation d’abats de lapin sans sourciller. Bizarre, bizarre… Rapidement, Justine ressent de drôles de symptômes, des démangeaisons cutanées qui lui mettent les nerfs (et la chair) à vif, et d’étranges pulsions… alimentaires.

 

 

Restons-en là niveau récit, vous savez de toutes façons déjà ce qui couve: Justine, la végétarienne convaincue, vire cannibale. Oups. D’autant que finalement, le cannibalisme, s’il est source d’une tension irrésistible, et de scènes qui ne le sont pas moins dans toute leur horreur (une horreur soutenable, disons-le néanmoins), n’est finalement qu’une expression un peu atypique d’un phénomène somme toute plutôt classique: l’éveil sensuel (et un peu spirituel) de la jeune Justine, qui se découvre soudain soi-même comme un autre, étrangère à elle-même, plongée dans une découverte (accessoirement) sanglante de l’altérité, celle des autres, et la sienne. Ce qui n’est pas loin de faire de Grave un teen movie philosophique, qui soulève un certain nombre de questions sur la notion de dévoration: la dévoration amoureuse, sensuelle, et même maternelle.

On surfe sur la trame du roman d’apprentissage, Justine va devoir apprendre à vivre avec ses pulsions, auxquelles elle pourra choisir de laisser libre court, comme de les maîtriser, les contenir, les cadenasser. Elle doit se rendre à l’évidence: ces pulsions lui font tout autant horreur qu’elles l’excitent. En même temps: Justine > Sade > sadisme > sado-masochisme, et voilà, on y est! Et puis de toutes façons, c’est qui le plus pervers finalement, celui qui mord, ou celui qui se laisse mordre?

 

 

L’une des grandes forces de Grave tient dans son traitement réaliste du cannibalisme. Il y est dé-sensationnalisé, voire banalisé. On est loin du gentleman cannibale à la Hannibal Lecter, du cannibalisme bon enfant vecteur de quiproquos marrants de la récente série Netflix Santa Clarita Diet, ou encore du cannibalisme sanguinolent de série Z. Le cannibalisme n’est pas ici un gimmick ni même une excuse pour enchaîner les morceaux de choix (pardon), mais une réflexion au coeur du film sur le cannibalisme alimentaire (appelons-le comme ça), mais aussi affectif, familial, social et même sociologique. Julia Ducournau joue de tellement de codes de genre que l’on ne s’attend pas à voir là (mention spéciale aux plages de la musique originale tout en orgues et en cordes) qu’elle en crée son propre genre, une sorte de comédie d’horreur (mais pas trop) dramatique féministe. On relèvera son art très délicat du dosage, du gore notamment, savamment distillé, et jamais outrancier.

Si l’on accepte aussi volontiers cet univers parallèle dans lequel on entre de plain-pied laissant aux vestiaires toute velléité de remettre en question la « réalité » de ce qui se trame à l’écran, c’est aussi grâce à l’excellent travail du chef opérateur belge Ruben Impens à l’image. La première scène donne le ton: une route de campagne déserte et grisâtre, une silhouette furtive, et l’art de créer la tension. Le film a été tourné à Liège, sur le campus de Sart-Tilman, porté sur place par la société liégeoise Frakas, et une grande partie de l’équipe technique est belge. On retrouve d’ailleurs de nombreux visages connus, notamment chez les étudiants (Marouan Iddoub, Mustii, Bérangère McNeese, Sophie Breyer pour ne citer qu’eux), on croise aussi Bouli Lanners ou Jean-Louis Sbille.

 

Thomas Mustin (alias Mustii), G.O. du baptême

 

Que dire du casting justement, si ce n’est que Garance Marillier, incroyable, offre autant de visages que de sensations, se démultipliant sous nos yeux ébahis. Ella Rumpf est parfaitement insolente dans le rôle de la soeur tentatrice qui entraine et initie Justine dans le royaume de la perversion. Et Laurent Lucas est irrésistiblement terrorisant, comme à son habitude (Alleluia, Les Revenants)…

 

 

Grave est un choc cinématographique, où l’on se surprend à prendre plaisir autant à redouter les scènes gore qu’à les attendre, et à espérer, un peu niaisement, qu’il y ait un Grave 2.

 

Le film sort mercredi prochain (15/03) en Belgique.

 

 

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