Avec Mobile Home, François Pirot se penchait sur les interrogations de deux jeunes hommes qui hésitaient à entrer dans l’âge adulte. Dans Ailleurs si j’y suis, il poursuit sa réflexion avec 5 personnages en quête de sens, qui se questionnent sur les injonctions qui pèsent sur eux, et le sens d’une vie rangée. On a pu parler avec lui des origines et des défis de cette ambitieuse narration.
Quelles sont les origines du projet? C’est quoi l’étincelle qui fait que cette histoire s’est imposée parmi d’autres?
Ce n’était pas forcément une envie précise au départ. J’avais surtout envie de continuer à travailler sur des personnages qui sont à un moment de leur vie où ils doivent se redéfinir, qui sont dans une période de transition, ce que j’avais déjà abordé dans mon premier film. Jean-Claude Carrière a écrit que le premier film est souvent de teneur autobiographique, et qu’avec le deuxième film, on commence à s’intéresser à d’autres que soi-même, je voulais me pencher sur des personnages d’âge, de sexe différents du mien. Et puis j’avais adoré travailler les personnages secondaires dans Mobile Home, et je savais que je voulais un film avec plusieurs personnages, c’était aussi une envie formelle de scénariste. Bon, c’est une écriture qui s’est avérée plus complexe que je ne le pensais!
Je voulais aussi que mon personnage central aille dans la forêt. J’ai été très marqué par la lecture de Walden ou la vie dans les bois de Thoreau. Cette nécessité d’aller dans la nature pour y trouver à la fois un équilibre et une évasion fait partie de ma vie. Mon personnage a besoin de la nature, et la nature l’appelle. Ce n’est pas un film sur ce que c’est que de vivre en forêt, mais plutôt sur l’impulsion, l’envie qu’on peut en avoir. C’était quelque chose de plus symbolique métaphorique, sur l’idée de partir.
Quand je me suis concentré sur le personnage de Mathieu, ce qui était intéressant, c’était que son acte impacte les autres, dans sa famille, son travail, ses amis. Tous ses proches pourraient avoir des raisons de se réfugier dans les bois finalement. C’est comme une constellation qui gravite autour de cette tentation de la vie dans les bois.
Ca raconte aussi quelque chose de très contemporain, pourquoi aujourd’hui on entend cet appel de la forêt?
Cela relève d’un besoin physique pour moi. On est une espèce animale. Ce besoin, on a longtemps pu le faire taire, mais la pression et l’angoisse dans lesquelles on vit aujourd’hui nous le rappellent. Et le soulagement que l’on peut ressentir quand on s’en approche. Ces personnages ne sont pas bien ancrés, ils glissent, ils sont déconnectés d’eux-mêmes. L’expérience de la nature permet cette reconnexion.
Quand le personnage de Mathieu s’enfonce dans la forêt, l’image change, comme si on passait une frontière dans la perception.
Très vite, je me suis rendu compte que je ne voulais pas une description très réaliste de la forêt, c’était la dimension du conte qui m’intéressait, utiliser la fiction pour faire croire à cette situation invraisemblable, ce bon élève de la vie qui abandonne tout. Le voir changer du tout au tout, suivre un cerf au fond du jardin, il fallait pour l’accepter recourir à un format plus métaphorique. J’aimais l’idée de créer une frontière entre le monde qu’il quitte, où les autres s’agitent, et un univers un peu décalé. Qu’il passe sans transition d’une sorte de somnambulisme à une totale présence au monde. C’est une dimension plus merveilleuse, que l’on aborde du point de vue de Mathieu. On est dans une sorte de fantastique, on change de ton. Le découpage est plus sobre, la lumière plus chaleureuse, les images plus saturées, et le format plus resserré, ce qui correspond mieux à la verticalité de la forêt. Et puis ça créait plus d’intimité avec le personnage, ce 4/3. Ce changement de format était déjà acté lors du tournage, c’était un peu flippant, mais je voulais aller au bout de cette idée!
Le film ne raconte pas que la solution du personnage, c’est de rester dans la forêt, mais plutôt qu’il a besoin, à un moment, de passer par là. Et d’être absolument dans l’ici et le maintenant.
Les personnages secondaires font des incursions dans la forêt, l’univers merveilleux de Mathieu, jusqu’à ce qu’à un moment, dans le film, ils parviennent, le temps d’une scène, à se l’approprier.
Je voulais qu’il y ait une sorte de processus de contamination. Que les autres se projettent en voyant Mathieu, et fassent le point sur leurs propres insatisfactions. Que ce lieu ait une influence sur eux et qu’ils trouvent grâce à Mathieu un apaisement et un lâcher-prise.
Au niveau de la construction narrative, on s’approche de la fugue en musique. On a cinq personnages qui jouent une mélodie sur le même thème en parallèle, un thème initié par Mathieu. Souvent dans la fugue, les écritures polyphoniques, il y a un accord majeur à la fin, je voulais moi aussi un accord final où ils soient tous rassemblés, comme contaminés par cette dimension merveilleuse.
Ce sont aussi des personnages qui se questionnent, et font face à des injonctions sociétales: qu’est-ce qu’être un homme, une mère?
Il y a un paradoxe, ils se sentent oppressés et veulent vivre autre chose, mais leur rêves correspondent aussi aux injonctions de la société. Ils sont soumis à cette pression sociale qui voudrait que l’on ait tous des destins exceptionnels. Leur mal-être est lié au système, mais ils s’y soumettent aussi. Je voulais les ramener à une sorte d’équilibre. Cela semble difficile aujourd’hui d’accepter que l’on puisse mener une vie qui n’a rien d’exceptionnel. Une vie normale en somme. C’est extrêmement effrayant, comme idée. Qu’être normal, ce soit rater sa vie. C’est fatigant en fait. Je voulais que mes personnages reviennent vers ce à quoi ils tiennent vraiment, les relations aux autres. Je pense que c’est une utopie de croire qu’on peut tout reconstruire en partant de zéro.
Comment avez-vous pensé le casting?
Il fallait caster un ensemble, que le groupe soit cohérent. Créer une photo de famille convaincante mais contrastée. Le casting devait se situer entre le drame et la comédie, que les comédiens puissent être à l’aise dans les deux registres.
Samir Guesmi par exemple à un côté burlesque, physiquement déjà. Comme son trajet est assez autocentré, il fallait pouvoir susciter une tendresse pour son personnage. Il fallait incarner ça, sans que l’on se dise « Quel connard! ». Pareil pour le personnage de Jean-Luc Bideau. Qu’ils puissent jouer des personnages insupportables tout en étant attachants, et amener de la drôlerie.
Le personnage de Jérémie Renier vit quelque chose de différent. Dans la forêt, il est dans l’ici et maintenant, ce qui peut paraître maigre, il n’y a pas de non-dit, de sous-texte, de sous-entendus, juste une présence, un être là. Il fallait un acteur très physique aussi. C’est un corps dans la nature. Il parle à un oiseau, mange en regardant la lune…
Quant à Suzanne Clément, c’est la drôlerie et la sensibilité à la fois.
Quel était le plus grand défi avec ce film?
Cette écriture était un challenge en soi. On a cinq personnages dont le trajet narratif débute et termine en même temps, sans que ce soit un film choral, puisqu’ils évoluent en parallèle. Il fallait trouver l’équilibre dans cette écriture polyphonique.
Ce que j’ai eu du mal à imposer aussi durant le processus de production, c’est un personnage principal qui ne fasse rien. On voulait absolument que Mathieu fasse quelque chose dans la forêt, qu’il ait un objectif, qu’il construise quelque chose. Ca en dit beaucoup de notre époque je trouve. Avec les séries, on cherche des tendeurs narratifs partout. Et puis dans la vie, on doit toujours être occupé. Moi, je voulais un personnage principal qui ne fasse rien, et qui mette les autres en action.
Le conte aussi fait qu’il arrive dans la forêt par magie, comme s’il avait absorbé un filtre magique, et puis que le charme s’estompe. Là aussi, les lecteurs voulaient une raison à la sortie de la forêt. Ca aussi ça a été dur à imposer. C’est important de ne rien faire parfois, c’est comme si l’idéologie de l’action contaminait les narrations. Je voulais sortir de ça.