Dans La loi du déshonneur, Francisco Luzemo retrace un bref moment de la vie de Binta. Jeune femme d’origine africaine, Binta vit une vie épanouie et insouciante pour peu que sa maman et ses dogmes religieux la laissent en paix. Car à presque 25 ans, il est plus que temps que la jeune femme prenne mari et fonde une famille. Mais sa liberté, Binta y tient, d’autant plus qu’elle vit un amour fou avec… une femme. Fodé, son frère qui sort de prison et monstre de violence autant que de mal-être, ne l’entend pas de cette oreille.
S’inspirant d’un sordide crime d’honneur qui ébranla l’actualité il y a quelques années, Francisco utilise un mini-budget pour faire un court-métrage maxi-courageux et percutant. Filmant un Charleroi dantesque vacillant entre sa beauté industrielle et sa violence prégnante, le réalisateur manie ses influences (Maïwenn, Spike Lee, Michael Mann) et impose une marque de fabrique destinée à faire parler d’elle. Dans la veine de Black, Francisco est une des pépites belges à suivre tant il a le bagout de proposer autre chose que ce qu’on voit d’habitude. Et avec la manière qui plus est. Interview.
Bonjour Francisco, d’où nous viens-tu ?
Mon parcours fut somme toute classique, mais toujours avec cet intérêt pour l’art. Déjà en secondaires, j’avais pris une option théâtre. Après quoi, j’ai suivi des études d’écriture multimédia à Condorcet avant de rejoindre l’INRACI à Bruxelles, là où j’ai rencontré tous les potes qui forment cette équipe.
J’ai toujours voulu faire du cinéma. Entre les dessins animés que ma mère me montrait et les histoires que je racontais lors des réunions de famille, c’était une évidence. Je n’ai d’ailleurs pas attendu les études pour faire mes premiers films. Je prenais des photos pendant les soupers, filmait les anniversaires. C’était bancal mais ce n’était qu’une préparation de ce qui allait suivre.
Ce court-métrage, ce n’est donc pas le premier ?
C’est le dixième… mais il a une autre saveur. J’ai l’impression d’avoir été au bout des choses, il y a eu une grosse préparation et énormément de travail en amont, des demandes de subsides. Le stress fut bien présent. Ce film, c’est le plus abouti. Il faut dire que je mange cinéma, je respire cinéma et j’ai envie de vivre de mon art, de faire des films engagés.
Et l’ambition est là, vous ne le cachez pas. Avec « La loi du déshonneur », vous entendez, je cite, provoquer un « coup de poing visuel et musical ».
Dans tous mes films, j’essaie de donner de uppercuts, au niveau des dialogues, des lumières, de la musique… J’essaie de travailler avec des gens que j’estime. Et notamment Babetida Sadjo qui est formidable et qui transcende ce film. Nous deux, c’est plus que du cinéma, c’est indescriptible ce qu’il se passe entre elle et moi.
À côté d’elle, il y a d’autres comédiens qui en sont, parfois, à leur premier film.
Oui, il y a notamment Alain Nzengu, alias « Malco », qui joue Fodé, le grand frère. Ce personnage, je l’ai cherché longtemps, je ne connaissais pas Malco. Un soir, en me baladant dans Charleroi, j’ai aperçu cette armoire à glace qui parlait d’une grosse voix avec une carrure et une présence phénoménale. C’était lui qu’il me fallait ! Mais je ne lui en ai pas parlé tout de suite, je l’ai pisté en sous-marin pendant trois mois. Ce fut une réelle enquête. J’ai étudié sa façon d’être. Dans ses moments de conflit, je me retranchais dans ma voiture. Il y a eu des moments où j’ai eu très peur.
Mais, au-delà de ça, ce gars est une crème ! On vient du même milieu avec les mêmes problèmes, et je m’en suis douté. Sans même qu’il me parle. Il est comédien, pourtant il ne s’en était jamais rendu compte. Il fallait que quelqu’un lui donne l’opportunité de jouer.
Le milieu qui est le tien qui est aussi peuplé de femmes, non ? Ça entre en compte dans l’ADN de ce que tu veux porter comme thématiques au cinéma.
Dans nos familles, si on a deux parents, ce sont les mères qui font le boulot. Moi, j’ai été éduqué par quatre femmes, ma maman, une tante à Charleroi et deux tantes à Verviers. Ce sont les femmes qui ont influencé et continuent de m’influencer dans ce que je suis et ce que je revendique. Elles m’ont donné les moyens de combattre les choses qui ne sont pas justes.
Et Charleroi, ce ne devait être qu’un lieu de passage, non ?
C’était pour les études, après quoi, je devais repartir. Mais je me suis constitué un réseau, j’y ai rencontré l’amour et la mère de mes fils, ça aide à s’y attacher. Cette ville est magnifique et tellement inspirante. De cette muse dramatique, je ne pouvais pas partir. Tout y est, la tension, l’ambiance si électrique. C’est pour ça que beaucoup de films se tournent ici. Avec mon héritage, mes racines angolaises, j’essaie de trouver le juste milieu de ces deux cultures pour en faire la meilleure mixture.
La loi du déshonneur, c’est un film qui bafoue un peu son titre. La loi, c’est quelque chose d’immuable, et pourtant dans le comportement des personnages, et notamment Fodé, ce grand frère poussé au crime, on sent qu’il y a de la place pour le doute et la nuance.
Fodé fait partie de ce genre de personne éduquée, programmée même, pour réagir comme il le fait dans le film. Mais, entre-temps, il est en contact avec d’autres personnes, d’autres cultures, et des questions s’invitent. Il y a des sentiments derrière chaque humain. On ne peut pas créer une bête de foire et croire qu’on va pouvoir la balancer comme ça. J’espère du moins.
Une bête de foire, une armoire à glace, mais qui est complètement paumé, aussi. Il sort de prison, ne peut plus voir ses enfants…
Ah oui, totalement, si on s’émancipe du sujet du film, on peut allègrement faire le parallèle avec tous ces jeunes qui partent en Syrie au nom d’une religion dont ils ne connaissent rien. Ils sont paumés, mal instruits, ne connaissent pas la vérité. Fodé, c’est pareil, il est resté en Belgique, mais il ne sait pas prier, il s’y prend mal. C’est très délicat pour ce genre de personne, avec ce profil-là, de trouver les bonnes réponses.
Si cette famille est musulmane, et que le criminel dit lui-même qu' »Allah tolère toutes les formes d’amour », est-ce un court-métrage sur l’Islam ?
Je suis de confession musulmane, et à travers cette histoire, j’ai voulu montrer la dureté des hommes. Mais, ce que je montre, ce n’est pas l’Islam même si c’est peut-être ce qu’on a tendance à trop nous montrer dans les médias ou à entendre dans la rue. L’Islam, ce n’est pas ça. L’Islam, c’est une religion de tolérance, une philosophie de vie qui nous apprend à aller vers les autres et à respecter la femme. Ce n’est pas la violence et l’interdiction. Et ce film, je veux qu’il ouvre le débat.
Cela dit, ça a moins à voir avec la religion qu’avec certains hommes, parfois des groupes de personnes, qui s’abrogent le droit de prendre en otage une religion. Au-delà de nos appartenances, de nos confessions, l’amour emporte tout. C’est deux âmes qui vibrent sur la même fréquence, bien plus fort que les étoiles, bien plus fort que l’univers. L’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’âme. Et on ne peut pas aller contre cet amour. Les hommes s’autoproclament bien trop souvent comme souverain et seul maître ici-bas pour dire ce qui est bon ou mauvais. Les pratiques barbares ne font partie d’aucune religion. Ce sont des gens bornés ou restés à une époque où on pouvait se donner le droit de vie, de mort. Ce sont des psychopathes.
Puis, il y a cette musique qui confère au court-métrage l’essence d’un opéra dramatique.
Elle a été entièrement composée par Guillaume, à Prague. Tout s’est fait à distance, il a fait un travail merveilleux mais… on ne s’est pas encore rencontrés. Mais ça ne va pas tarder ! On a discuté par téléphone, par mail, il a tout saisi.
Rome ne s’est pas faite en un jour, et pour La loi du déshonneur, vous avez requis l’aide de KissKissBankBank et aussi des subsides.
On avait déjà lancé des appels aux subsides. Sans doute avait-on une bonne étoile ? On n’a pas reçu beaucoup, non plus, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Ville de Charleroi et quelques privés nous ont soutenus et on a pu monter le film pour 17 000€, soit approximativement le sixième du budget normal pour un court-métrage réussi !
Les subsides, c’est ultra-important, il faut le dire aux jeunes cinéastes, ils sont accessibles. Nous, on s’est donnés les moyens pour en faire quelque chose. Bon, il y a eu des sacrifices, 48h sans dormir par exemple pour tourner les scènes de nuit. On s’est saignés. J’ai été un vrai cerbère, à ce niveau, mais ça a donné l’énergie et l’impulsion. Mais avant d’être des techniciens et des professionnels du cinéma, nous sommes des amis, et nous avons testé les frontières entre les deux. On a été frustrés, énervés, mais au final ça s’en ressent à l’écran, dans le jeu des comédiens.
Le cinéma, c’est du bricolage mais aussi des compétences. Je pense que ça a bien été préparé. Quand on a au casting une comédienne comme Babetida, on ne peut pas se permettre de lui donner du brouillon. Et même pour les comédiens débutants, il faut qu’il y ait un respect. Il faut donner les outils pour qu’ils exploitent au mieux leur talent. On essaie de toucher le cinéma dont on rêve.
Parce qu’on peut le dire, ce court-métrage passe une multitude de lieux ? Onze jours pour filmer tout ça, c’est un challenge.
Il a fallu être très organisés et avoir cette hargne de réussir partagée. Notre rêve est là: faire du cinéma et mourir vieux d’une crise cardiaque sur un plateau de cinéma. (Rires)
Récemment, il y a eu Black, ça vous a marqué ?
J’ai adoré ce film. Ça nous change des films sociaux, il y a une autre approche, un autre cachet. Bilall et Adil doivent avoir le même âge que moi, et je crois qu’on est mûri dans la même conception du cinéma, ce travail de l’image, cette recherche du cadre et de cette touche qui va faire « waow ». Je suis un grand fan de leur boulot.
Pour vous, quelle est la suite ?
On m’a posé la question, non il n’y aura pas de suite à ce court-métrage. Je le conçois comme un miroir des sujets que je traite et que j’aime aborder. Par ailleurs, un long-métrage est en écriture et il abordera le destin de plusieurs femmes. Bien sûr, des questions abordées précédemment reviendront mais il n’y aura pas de continuité. Ce film s’intitulera Les râles des blessées, je l’ai coécrit avec Babetida, ma muse. C’est elle qui a trouvé le titre. Nous suivrons les destins de cinq femmes, a priori sans aucun point commun, mais unies dans et par la souffrance.
15% de ce long-métrage devrait être tourné à Charleroi et le reste sous d’autres horizons. J’espère, au Maroc, au Congo et je tente de tisser des liens avec l’Angola pour aller tourner là-bas. Je me donne jusque 2019 pour le concrétiser : le cinéma n’est pas fait pour les sprinteurs mais pour les coureurs de fond.
Que la course soit belle et longue, alors !
AS
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