Rencontre avec Fabrice du Welz, à l’occasion de la projection en avant-première mondiale d’Adoration, au Festival de Locarno. Il se confie sur ce nouveau film, qui représente pour lui un véritable tournant, vers un cinéma de l’intime.
Paul vit de manière intense et absolue cette histoire d’amour.
Je n’ai jamais voulu faire un film mignon sur des ados qui aspirent à se libérer du joug des adultes, et découvrent en passant l’amour. L’idée était d’approcher cette histoire d’amour de la manière la plus simple et viscérale possible. Ces jeunes ados dealent avec des sentiments trop grand pour eux et s’y perdent.
A cet âge-là, le sentiment amoureux est total, nous dévaste. On ne pense plus qu’à ça.
Et Paul vit dans un contexte particulier, seul avec sa mère, au seuil de cet établissement de santé un peu étrange. Cette jeune fille, Gloria, c’est une révélation pour lui. L’idée était de traiter l’amour comme un éveil spirituel, qui tend au mysticisme. Ce sont des grands mots, mais je voulais faire un film profondément physique, un film de corps, de chair.
C’est un film de corps et de nature…
Oui, il y a la rencontre, qui les mène au paradis terrestre, à la terre promise, le temps du bonheur éperdu. Et puis doucement vient l’autre versant de cet amour. Gloria est profondément malade. Elle est psychologiquement très fragile. Ce que j’essaie de faire dans ce film, comme dans les deux autres films de ma trilogie sur l’amour fou, c’est de ne pas être réaliste. Je déteste le réalisme au cinéma, même si j’y adore l’hyper-réalisme. Le réalisme au cinéma, ça m’ennuie profondément, et malheureusement aujourd’hui au cinéma, la majorité des films sont réalistes. Ce que j’essaie de faire, ce sont des films qui ne peuvent pas s’inscrire dans une réalité qu’on puisse reconnaître, avec l’espoir que les films gardent la même force dans le temps, sans être trop marqués et déstabilisés par les modes.
Ce que je cherche, c’est une sorte d’abstraction, dans tout. Tendre les codes dramaturgiques vers quelque chose qui soit à la fois très abstrait, et très physique.
Pouvez-vous nous parler des décors, qui font du film une sorte de conte de fées, âpre et parfois cruel, comme les vrais contes?
Nous avons fait un gros travail en amont de repérages, d’autant que c’est un film très itinérant, il fallait trouver des endroits signifiants. J’ai d’ailleurs découvert ma région, j’ai vu des coins insensés, d’une grande diversité et d’une grande beauté! Il fallait évidemment traiter, transformer ces décors à l’image. On a tourné à des horaires très précis, avec de la fumée, de la pluie… Il fallait essayer de construire un monde, celui dans lequel ces enfants évoluent. Un monde qui va de la clinique, une clinique non naturaliste, vers une sorte d’abstraction. Ces éléments de décors sont fortement traités, je ne prends jamais un décor pour ce qu’il est. On veut que les décors racontent quelque chose.
Paul et Gloria passent d’un stade à l’autre, de l’enfance à l’adolescence. Ils sont au moment du basculement.
Ca va peut-être sonner un peu catho (je ne suis pas catholique, mais je suis emprunt de religion, j’ai grandi dans des collèges jésuites), mais la vie des grands mystiques m’intéresse énormément, j’y vois une quête d’amour absolu. Et l’amour absolu, c’est la beauté pure, qui confine à une forme de folie. C’est éminemment cinématographique, ça me touche énormément en tant que spectateur, comme dans certains films de Lars Von Trier par exemple.
C’est un film où je me suis mis beaucoup plus à nu que d’habitude.
Généralement, je me cache un peu derrière le grotesque, des scènes sanguinolentes, ou derrière des sentiments qui se transforment. Ici, il y avait une vraie volonté d’épure. Le film repose entièrement sur ce gamin, tout est vu à la première personne, selon son regard. Le regard d’un innocent, d’un doux. Quelqu’un de profondément bon. Qui a la simplicité des innocents.
Avec Paul, c’est la première fois que vous mettez en scène un personnage au coeur du récit d’une telle douceur.
Accéder à l’émotion, c’est quelque chose que je cherche depuis longtemps. Je sentais que c’était le moment d’essayer quelque chose de nouveau, de dépasser ma pudeur. Les grands cinéastes que j’aime, ce sont ceux de l’intime, de Bergman à Almodovar, qui n’hésitent pas à se servir de leur intimité pour en faire des films. C’est quelque chose que j’admire, et qui en même temps m’effraie. Mais pour aller plus loin dans ma démarche de cinéaste, je vais devoir aller plus loin dans l’intime. Je suis un peu à la croisée des chemins avec ce film.
J’avais besoin de me confronter à quelque chose de plus simple, et de me mettre en danger.
J’étais moins protégé par des effets de forme, de rupture de ton. Je voulais quelque chose de profondément ténu et tenu dans les parcours des personnages.
Au fil du récit, il y a une sorte de basculement, ils sont de moins en moins dans la réalité?
Ce sont des films de frontières que je fais, toujours.
On passe de cercle en cercle, et on avance vers un endroit où les repères sont de moins en moins présents, où les choses deviennent presque fantomatiques. Ce qui m’intéressait, c’était de les faire évoluer dans un paradis, puis dans un purgatoire, puis dans un espace infernal, jusqu’à la délivrance, soumise à l’interprétation de chacun.
Vous avez une approche très organique lors du tournage, en 360, au plus près des corps des comédiens, auxquels vous donnez beaucoup de consignes pendant les prises.
C’est comme ça que je travaille, comme un plasticien. On a beaucoup travaillé au zoom, en argentique. Je ne peux pas ne pas vivre les séquences; comme un metteur en scène, j’ai besoin d’être un acteur. Je suis au pied des comédiens, et je travaille avec eux. Bon, parfois je m’enflamme vraiment, peut-être qu’il me manque un peu de distance! J’admire les cinéastes cérébraux, qui ont l’intelligence de l’agencement du tout.
Moi je suis un cinéaste intuitif. Je travaille comme un primitif, dans l’instant. Moi j’ai besoin de malaxer la matière, de parler à mes acteurs, de les bousculer, de vivre avec eux quelque chose.
Après, c’est un travail de montage. Les idées bougent, et je suis très perméable aux idées de mes collaborateurs. Rien n’est véritablement arrêté avant d’arriver à la forme finale. Avant ça, il y a énormément de travail, un travail très physique. Ce que j’espère à l’avenir, c’est de faire un film un jour qui soit beaucoup plus cérébral dans sa composition, comme Hitchcock, Parc Chan Wok, Chabrol. T’as l’impression qu’ils savent exactement comment tout s’articule, s’enchevêtre.
Parlez-nous un peu de vos comédiens…
J’ai eu beaucoup de chance de trouver Fantine (Harduin) et Thomas (Gioria). Je leur dois beaucoup. Il s’est passé un truc fabuleux entre nous. Fantine, je l’ai rencontrée il y a un bout de temps, avant qu’elle ne parte à Cannes pour le film de Michael Haneke, Happy End. Entre temps elle avait un peu grandi, ce qui était d’ailleurs mieux pour le personnage.
Pour Paul, j’ai vu des centaines de gamins, en casting sauvage, en casting traditionnel, en foyers… J’avais besoin de quelqu’un qui ait une nature particulière, qui soit autre. Qui soit perméable. Un ami avait vu à Venise Jusqu’à la garde, et me dit: « Il faut que tu vois ce film ». J’ai été stupéfié par la puissance du film et l’interprétation. Quand j’ai demandé à Thomas comment il aborderait le personnage, alors qu’il avait lu le scénario, il m’a juste dit: « J’écoute . » Il est arrivé, il était disponible, tout le temps. Comme une éponge. L’aventure a été dense et éprouvante. On avait peur de l’intensité du tournage, et finalement, pour les gamins, je crois que c’était le plus bel été de leur vie. Ca parait toujours un peu con de dire que c’était un tournage magnifique, mais là, tout était incroyable.
La musique et la direction artistique sont mises en exergue au début du générique de fin, pourquoi?
Ce qu’on a voulu faire avec Adoration, c’est un film qui renoue avec le réalisme poétique des années 30 et des années 50, quand le cinéma français faisait de grands films réalistes poétiques. Cocteau, Carné, Franju, Melville…
Aujourd’hui, c’est un genre qui a complètement disparu en France. Le film de genre aujourd’hui est forcément lié au cinéma américain, le cinéma américain d’exploitation des années 70, et on a oublié que dans les années 50, il y avait un genre florissant en France, le réalisme poétique.
Même chez nous en Belgique, avant les Dardenne, il y avait Delvaux qui faisait du réalisme magique.
On voulait faire un film qui débarrasse le genre de sa résonance américaine, qui soit profondément européen, et en même temps qui n’hésite pas à basculer vers le poétique. Pour ça, il faut des collaborateurs qui aillent dans ce sens. Il y avait un trio fort sur le plateau entre la mise en scène, les décors et la photo. Je travaille avec les deux Manu (ndlr: Dacosse à l’image, de Meuleester aux décors et à la direction artistique), qui sont présents très en amont, on réfléchit les décors, les patines.
Je suis un obsédé de la brillance, des textures.
Je suis parfois sidéré de voir le cinéma qu’on bouffe, que nos enfants regardent. C’est peut-être moi qui devient un vieux con, mais tout est lisse, tout est froid, tout est métal, tout est moche. J’essaie parfois de m’en foutre, mais je n’y arrive pas. Il y a une attention toute particulière à tout ce qui compose le cadre. Je pense que les décors ont une âme. Et cette âme apparaît d’une manière ou d’une autre sur la pellicule. Tout ça doit être orchestré à l’image, et en musique.
La composition de Vincent Cahay, avec qui je travaille depuis longtemps, se met également en place très en amont. Le paradoxe, ou disons la difficulté, c’était de déployer de l’émotion sans être dans le mièvre, ou l’exposition vulgaire des sentiments. Il faut avoir une dignité dans les émotions. Le thème est sublime, à la Guillermo Del Toro, Danny Elfman, quelque chose d’enfantin sans être crétin. C’est violent les enfants, leur amour n’a rien de mignon. Les gamins peuvent faire des trucs terribles s’ils ne se sentent pas aimés. C’est peut-être même plus violent que des adultes. Ils sont tellement à fleur de peau.
Il fallait traiter cet embrasement amoureux.
Ca se fait aussi avec le montage bien sûr, avec Anne-Laure Guégan. On cherche tous dans la même direction, pour rendre les choses les plus nobles, les plus belles, les plus touchantes possibles. Aujourd’hui, je sais ce que je ne veux plus faire. Je veux faire le plus de films possible, et pour ça, pour prendre de nouveaux risques, j’ai besoin de mes collaborateurs.
Le cinéma est un art profondément sensuel, il y a la beauté des décors, des sentiments, de la nature.
C’est pour ça que je l’aime autant, je suis un obsédé de cinéma. Le cinéma que j’aime, qui se fait malheureusement de moins en moins aujourd’hui, c’est celui où je me retrouve sensuellement affecté par les films.