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Emmanuel Marre et Julie Lecoustre: « Revendiquer le droit au surplace, à la mélancolie »

Au lendemain de la projection cannoise de leur premier long métrage, Rien à foutre, dont on vous parle ici, rencontre avec les cinéastes Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, qui ont écrit, pensé, imaginé et conçu ensemble ce film atypique, aussi surprenant qu’émouvant, réflexion sur nos solitudes contemporaines. 

Depuis quand et comment travaillez-vous ensemble?

Emmanuel Marre

On travaille ensemble depuis D’un château l’autre. En fait, on part de l’idée du film, une proposition, et on travaille tout du long ensemble. On écrit le scénario, on pense la fabrication concrète du film. Mais le principal du travail, ce sont nos très longues discussions le soir. C’est une forme de conversation ininterrompue en fait.

Julie Lecoustre

D’un château l’autre est vraiment parti d’une envie de capter un moment, plutôt que d’un scénario en bonne et due forme. C’était une impulsion, décidée en 4 jours. On l’a fabriqué, bricolé à deux, hors des radars, avec Pierre Nisse et Francine Atoh, nos deux protagonistes.

Emmanuel avait déjà initié Rien à foutre à l’époque. Je l’ai rejoint sur l’écriture du scénario, dont il a toujours été clair que ce serait un guide, une partition que l’on mettrait de côté pour le tournage. Pour nous, c’est vraiment plus de l’écriture dans l’absolu qu’un scénario, c’est un travail permanent, qui se construit au fur et à mesure du tournage même. En veillant toujours à accueillir tous les imprévus. On le conçoit vraiment comme de l’artisanat. Si on passe devant un décor qui pourrait nous intéresser, on s’arrête. On réfléchit à ce qu’on va tourner le lendemain, à ce qu’on a envie d’essayer. C’est de la recherche permanente.

« D’un château l’autre »

Emmanuel Marre

Clairement, ce n’est pas industriel! Sur le plateau, on s’offre beaucoup de liberté. Cela ne relève pas d’une expression individuelle au sens auteuriste. On se pose des questions à travers le film, et on cherche des réponses.

Julie Lecoustre

Et cela s’inclue dans un dispositif de tournage très collectif. C’est une toute petite équipe, avec un esprit de camaraderie très fort, et ça nous importe beaucoup. C’est ce qui nous autorise aussi une certaine souplesse.

Quelles sont les origines du projet?

Emmanuel Marre

L’idée était de parler d’un état de solitude contemporaine, d’un monde où l’on est submergé par choix… Sur le site de Ryanair, on peut aller partout pour 15€, sur Tinder, l’offre est infinie. Cette multiplication du choix aboutit à couper les liens entre les individus, à les enfermer dans leur propre entreprise. Dans cette vie moderne, nous sommes tous entrepreneurs de nous-mêmes.

Beaucoup de questionnements donc, qui à un moment s’accrochent à une image très simple, très concrète. En l’occurence, une hôtesse de l’air sur un vol low cost Bruxelles/ Barcelone. Elle était sur son siège au décollage, et je pouvais voir sur son visage qu’elle était perdue et désespérée. Trente secondes après, elle devait remettre son masque d’hôtesse, sourire, servir, endurer la difficulté du travail. On a donc voulu faire un film qui raconterait l’histoire fantasmée de cette hôtesse.

Julie Lecoustre

Cela nous permettait d’aborder quelque chose qui nous touche particulièrement, observer la façon dont l’intime se déploie dans l’espace public, ce qui s’incarne très fort avec le personnage de Cassandre.

Emmanuel Marre

On pose aussi la question du droit à la tristesse, à la mélancolie, au surplace, à l’immobilité. Un droit qui est mis en péril aujourd’hui.

C’est un film en deux temps. Dans un premier temps, on est dans une sorte de sur-déplacement, mais un déplacement qui tournerait en rond, qui n’irait va nulle part.

Dans un deuxième temps, on est dans une sorte d’immobilité, mais dans cette immobilité, il y a un tout petit déplacement, quand Cassandre réussisse à retrouver les siens. C’est un pas de côté, pourtant c’est un pas de géant, alors qu’en faisant des milliers de kilomètres, elle ne se déplaçait pas.

C’est une comédie des apparences, Cassandre porte l’uniforme comme une armure?

Julie Lecoustre

Elle est effectivement confrontée à deux environnements différents. Elle porte l’uniforme comme une armure qui protège ses émotions du reste du monde. Et justement, quand tout ça se fragmente, se morcèle, c’est le moment où l’être humain vient gripper la machine, faire diversion. Dans la deuxième partie, elle fait à nouveau face au monde.

Adèle Exarchopoulos, qui incarne Cassandre, a une qualité qui peut paraître basique, mais qui est étonnante, c’est qu’elle a une intuition de jeu extrêmement forte, à tel point qu’elle a même réussi à créer un nouveau personnage, qu’on ne connaissait pas.

Emmanuel Marre

Pour aborder le personnage de l’hôtesse, on avait suggéré à Adèle d’éviter toute psychologie. Adèle s’est concentrée sur les gestes, le métier, la chorégraphie de l’hôtesse. Le sourire aussi. Elle a pu jouer en se concentrant sur la présence physique, en laissant au vestiaire toutes les émotions qui débordent.

Pour les costumes, on a joué sur le fait que l’on est en présence d’un corps qui n’est jamais à l’aise. Quand elle est dans son rôle d’hôtesse, elle a un costume très, trop près du corps. Alors que le reste du temps, elle a des habits toujours trop larges, comme pour oublier son corps, oublier qui elle est.

Julie Lecoustre

Il y a eu une grande immersion, on a fait des vols d’observation. Tous les interprètes du film jouent leur propre métier, ils ont pu accompagner Adèle au plus près. Elle pouvait s’appuyer sur eux.

C’est aussi un film sur le deuil?

Emmanuel Marre

Oui, sur la façon dont la perte est ressentie physiquement, sur le manque. On a beaucoup travaillé non pas sur des éléments psychologiques du deuil, mais sur tous les endroits où l’absence s’incarne physiquement au quotidien. Par exemple quand elle reçoit le coup de fil d’une opératrice Orange sur l’ancien numéro de portable de sa mère.

Julie Lecoustre

L’idée était aussi de filmer un déplacement intérieur. Comment le filmer avec un personnage qui porte en permanence un masque? Il y avait une intention et une attention dans la mise en scène de travailler sur des choses très ténues, des sourires qui se perdent, des regards.

Rien-a-Foutre-Emmanuel-Marre

Emmanuel Marre

Ce qui nous intéressait aussi, c’est qu’on est jamais en deuil à 100%, on voulait filmer toute la vie qui reste à côté du deuil, le film ne devait pas être lourd. Elle devait être capable de se marrer, de déconner. On vit tous ça, des états de désespoir profonds se superposent à des moments de beauté, des moments absurdes.

Il y avait l’idée de cette porte d’avion que l’on ferme sur le monde. Ce moment hors du temps, de l’espace, plus confortable, où on oublie, on laisse tout au sol.

Quel était votre dispositif de tournage, et comment avez-vous choisi de traiter l’image?

Emmanuel Marre

On a travaillé le cadre avec l’idée que tout ce qu’on filme doit être dans un axe, qu’on ne couvre pas l’action. Dans l’avion, on est contraint par l’espace de la cabine, on a des plans plus resserrés, fermés. Pour les scènes hors de l’avion, on essayait de s’ouvrir au décor, à l’espace, à la possibilité d’aérer les choses.

Au niveau du montage, on a travaillé sur un principe assez casse-gueule, mais qui nous tenait à coeur. Dans une dramaturgie classique, le rythme doit accélérer au fur et à mesure du film, pour aller à l’essentiel. Nous a a fait le contraire, le film ralentit quand Cassandre retourne chez elle.

Rien-A-Foutre

On a aussi joué sur la lumière, dans la première partie, on est dans le sur-éclairage du monde de l’aviation, des fêtes auxquelles Cassandre assiste. Pour les quelques scènes de drague, on a mis un flash sur la caméra, c’était le seul éclairage.

Le film revient ensuite vers l’obscurité, c’est le retour de la nuit dans la deuxième partie. Il y a quelque chose du repos. En fait, on atteint la vérité d’un personnage non pas en l’éclairant et en essayant d’en connaître toutes les parties, mais en acceptant de n’en voir que des éclats. Le personnage n’est jamais autant lui-même que dans l’obscurité. Le moment où elle est le plus sincère, on voit à peine son visage, éclairé par le mégot de sa cigarette.

Julie Lecoustre

On passe d’une vie épisodique, très elliptique, où entre chaque séquence on ne sait pas s’il s’est passé un jour ou un mois, à un endroit où on retrouve la durée, des jours, des nuits, le temps qui s’écoule.

Que représente pour vous cette sélection à Cannes?

Emmanuel Marre

C’est une grande surprise, nous étions très heureux, d’autant plus que nous avons envoyé une version de montage. Ce qui est merveilleux, c’est que c’est un endroit de reconnaissance, c’est comme une nouvelle partie gratuite dans le flipper, ça aide pour la suite.

Julie Lecoustre

Pour le film, ça lui offre une incroyable visibilité. Ca change tout pour un premier long métrage d’avoir cet écrin.

Emmanuel Marre

Le plus satisfaisant, c’est quand on discute avec les sélectionneurs, et qu’on s’aperçoit qu’ils ont vu dans le film des choses qu’on avait écrites noir sur blanc dans nos notes d’intention.

Julie Lecoustre

Et constater que des années après, elles sont encore là!

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