Emilie Dequenne, la virtuose

Emilie Dequenne s’est éteinte ce 16 mars, après des mois de lutte contre un cancer rare. Nos pensées vont à ses proches. Nos souvenirs sont pleins d’indélébiles moments de cinéma.

Il est des rôles qui changent une vie. En 1999, la Belgique découvrait une jeune actrice dont elle n’était pas prête d’oublier le nom. Ses remerciements sur la scène du Festival de Cannes, sincères et juvéniles, sous les yeux de Johnny Halliday, alors qu’elle vient de recevoir le Prix d’interprétation, sont l’une des plus belles pages du livre d’histoire cinématographique du pays. Emilie Dequenne vient d’apparaître aux yeux du monde sous les traits de Rosetta, héroïne opiniâtre imaginée par les frères Dardenne, qui va leur valoir leur première Palme d’Or. La jeune comédienne, originaire du Hainaut, fait du théâtre depuis quelques années quand sa tante lui parle d’un casting pour un film. Elle s’y rend apprêtée comme la jeune fille de 16 ans qu’elle est alors, à mille lieux de Rosetta. Pourtant, les frères sont convaincus par son énergie de « petit taureau », qui emporte tout sur son passage.

« Rosetta » de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Il est des rôles qui changent une vie, mais figent pour l’éternité. Emilie Dequenne elle n’aura de cesse de se réinventer, d’enrichir sa filmographie de personnages inoubliables, d’émotions fulgurantes, de destins tragiques et magnifiques. Capable de changer un film en une scène, virtuose des émotions et des sentiments, qu’elle module avec une précision et une sincérité rares, elle tourne avec Claude Berri, Catherine Corsini, Philippe Lioret, Eric Rochant, Albert Dupontel, aux côtés de Jean-Pierre Bacri, Catherine Deneuve, Jane Birkin, Roschdy Zem, -Sandrine Bonnaire, Omar Sharif, et même John Malkovich.

« La Fille du RER » d’André Techiné

Le cinéma français ne s’y trompe pas. Dès 2001, elle est l’héroïne de l’ambitieux Pacte des Loups de Christophe Gans avec Vincent Cassel, Monica Bellucci, Samuel Le Bihan et son compatriote, Jérémie Renier. L’année suivante, elle tient le premier rôle avec Jean-Pierre Bacri de Une femme de ménage, réalisé par Claude Berri. De sa riche filmographie, on retiendra aussi sa performance aussi intense qu’inquiétante dans La Fille du RER d’André Techiné, sa prestance dans le baroque film choral d’Albert Dupontel Au revoir là-haut, ou encore bien sûr, son duo avec Vincent Macaigne dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, d’Emmanuel Mouret, qui lui vaut le César de la Meilleure actrice dans un second rôle en 2020.

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« A perdre la raison » de Joachim Lafosse

Mais tout au long de sa carrière, Emilie Dequenne n’oublie jamais la Belgique, qui régulièrement la rappelle pour continuer d’écrire avec elle la belle histoire du cinéma belge. En 2012, elle retourne à Cannes, défendre à Un certain regard A perdre la raison de Joachim Lafosse, où elle interprète avec une humanité aussi bouleversante que proprement sidérante une mère infanticide, donnant la réplique avec une force saisissante à Niels Arestrup et Tahar Rahim. Le film lui vaut son deuxième prix d’interprétation à Cannes, et les larmes de Muriel, chantant Femmes je vous aime au volant de sa voiture coulent encore dans la mémoire du cinéphiles du monde entier. Elle remporte par ailleurs pour le film un Prix au Festival de Palm Springs, ainsi que le Magritte de la Meilleure actrice.

Emilie Dequenne tourne également deux films clés avec Lucas Belvaux. Dans Pas son genre (2014), elle incarne Jennifer, une jeune coiffeuse pétillante du Nord de la France qui tombe amoureuse d’un philosophe parisien. La différence entre leur deux milieux sociaux, le poids des préjugés, le mépris de classe sont au coeur de ce drame romantique existentiel, où l’on retient un autre chant, versant lumineux cette fois-ci, et le You Can’t Hurry Love des Supremes. Trois ans plus tard, elle retrouve le cinéaste belge pour Chez nous, dans un tout autre registre. Elle y est Pauline, jeune infirmière libérale tout entière dévouée à son métier, qui fait d’elle une témoin de première ligne de la misère sociale et des dysfonctionnements du système. Elle va se laisser convaincre par un influent médecin, qui lui propose de devenir candidate pour un parti populiste, lui promettant que là, elle pourra changer les choses. A deux reprises, elle décroche le Magritte de la Meilleure actrice pour ces deux performances.

« Pas son genre » de Lucas Belvaux

En 2022, elle retourne à Cannes, en Compétition, aux côtés de Lukas Dhont. Dans Close, elle livre là encore une performance inoubliable. Elle interprète avec une dignité, une résilience et une subtilité bouleversantes Sophie, mère d’un jeune garçon qui s’est suicidé, et qui trouve la force de soutenir le meilleur ami de son fils, perclus de culpabilité. Le film remporte notamment le Grand Prix du Festival de Cannes, et Emilie Dequenne,  le Magritte de la Meilleure actrice dans un second rôle.

La même année, elle tourne le premier long métrage d’une jeune cinéaste belge, Retro Therapy d’Elodie Lélu. Un second rôle, auprès de Fantine Harduin, Hélène Vincent et Olivier Gourmet. Le film est sorti en mai 2024, et sa réalisatrice nous a tragiquement quittés cet été, elle aussi terrassée par un cancer.

A l’automne dernier, Emilie Dequenne prenait la parole publiquement pour parler de sa maladie, un cancer rare de la glande surrénale. « Le cancer n’est pas une maladie honteuse », témoignait-elle, décidée à parler pour que la conversation s’ouvre, pour que l’on sache la tristesse, la lourdeur des traitements, la fatigue. Une façon courageuse aussi de mettre à profit sa notoriété pour porter haut la voix des malades, de celles et ceux que l’on n’entend ou n’écoute pas.

Son dernier rôle, elle l’a trouvé auprès de la cinéaste belge Solange Cicurel, dans TKT, drame bouleversant sur le harcèlement scolaire, dont elle avait elle-même été victime. Elle y interprétait une ultime fois avec une détermination et une intensité inoubliables une mère meurtrie, faisant là aussi le temps d’une scène basculer le film.

C’est peu dire qu’Emilie Dequenne manquera au cinéma, et que sa disparition laisse un vide douloureux. C’est avec elle une page du cinéma belge qui se tourne, mais aussi une magnifique collection d’émotions cinématographiques inscrites à jamais dans nos mémoires cinéphiles.

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